Le bon son qui prend la tête

Le 21 mai 2012

Sur AppStore ou sur le Net, des offres de services plus ou moins scientifiques vendent des sons qui éveillent l'appétit sexuel, déstressent, ou facilitent la concentration. La plupart se basent sur le principe des battements binauraux, un phénomène qui permet d'agir sur les fréquences de notre cerveau. À l'avenir, sa maîtrise pourrait connaître des évolutions thérapeutiques.

Affichée à 199.95$ (environ 155€), “Gate of Hades”, est une dose star. Pour justifier un tel prix, la société I-doser qui commercialise ce fichier sonore un peu particulier promet d’incroyables effets. “Attendez-vous à des cauchemars, des expériences de mort imminente, à voir apparaître un peur violente” peut-on lire dans le petit descriptif qui l’accompagne. À en croire les témoignages d’utilisateurs, certaines doses entraînent des réactions très intenses. Sur le forum i-doser-x, qui rassemble une communauté de 13.000 utilisateurs, certains n’hésitent pas à raconter leur expérience :

Pendant les 3 premières minutes, j’avais l’impression de perdre mon temps. Puis d’un coup, je me vois dans une forêt, en train de marcher et de voir des scènes de ma vie à ma droite et à ma gauche. D’un coup je m’envole sur le nuage magique de San Goku [...] c’est alors que je retombe. Là, je me précipite vers une lumiere blanche et me réveille avec un grand sourire.

Andréas est un membre régulier du forum, où la moyenne d’âge oscille autour de 17 ans. Il a découvert les doses “il y a trois ou quatre ans, en se baladant sur Internet.” Cet habitué, qui a développé certaines doses lui-même, a été impressionné par les effets ressentis : “On pourrait parler d’un état extatique, j’ai eu des visions intenses, des formes d’hallucinations. Les lumières pulsaient, les couleurs bavaient, le tout était accompagné d’une grande énergie et d’une grande euphorie.” Comme lui beaucoup d’ados tentent l’expérience et s’essaient aux différentes doses. Pour s’en procurer, aucun lien illégal n’est toléré dans les conversations ou sur le chat, mais il suffit d’un bref passage sur Google pour trouver son bonheur.

Provoquer des visions ou des sensations à l’écoute d’un simple son peut surprendre, mais I-doser ne fait là qu’exploiter un champ de la science encore peu exploré : les battements binauraux. Pour en retrouver les premières traces, il faut remonter en 1839. A l’époque, c’est Heinrich Wilhelm Dove, physicien et météorologiste prussien de son état qui découvre le phénomène. Il les obtient en jouant séparément dans chaque oreille des sons similaires, seulement séparés de quelques hertz. Le cerveau, qui ne perçoit de différence qu’au-delà de 30Hz d’écart émet alors ses propres ondes, aux multiples effets sur le corps humain.

Ces effets, il a fallu attendre près de 150 ans avant de les mettre en évidence. Dans les années 1970-1980, des chercheurs américains ont poursuivi les travaux sur le sujet. En combinant de nombreuses fréquences, ils ont réussi à générer quatre types d’ondes bien distincts, qui produisent chacun des effets particuliers :

> Les ondes dominantes Bêta : supérieures à 13 Hz et qui correspondent à un état d’éveil, d’activité

> Les ondes dominantes Alpha : de 8 à 13 Hz et favorables au repos, à la relaxation

> Les ondes dominantes Thêta : de 4 à 7,5 Hz associées à un sommeil léger

> Les odes dominantes Delta : de 0,5 à 3,5 Hz et typiques du sommeil moyen et profond

Pour créer ses doses, I-doser associe donc plusieurs combinaisons de fréquences selon le résultat recherché. Pour que le procédé fonctionne, l’utilisateur doit bien sûr se munir d’un casque stéréo, indispensable pour dissocier les sons.

Devenu un phénomène de mode, les battements binauraux laissent perplexe une bonne partie de la communauté scientifique. Auteure d’un mémoire sur le sujet en 2006, la psychologue clinicienne Brigitte Forgeot a voulu en prouver l’efficacité, avec des résultats probants à la clef. Pour effectuer ses tests, elle a utilisé un simple logiciel permettant de générer des sons binauraux :

Lors de mes recherches, je me suis concentrée sur les ondes Alpha. J’ai pu constater de nets effets sur la tension ou la concentration. Les perspectives thérapeutiques sont énormes : pour le traitement de l’insomnie par exemple. Après 6 semaines d’écoute, les troubles du sommeil chez certains patients ont été résorbés.

Si la psychologue n’hésite pas à utiliser cette méthode avec ses patients, il reste beaucoup de travail pour la démocratiser. Souvent comparée à une “drogue numérique”, elle peine à se faire une place dans la médecine traditionnelle. La faute peut-être à certaines doses récréatives proposées par les entreprises spécialisées, qui se vantent de reproduire les effets de la marijuana ou du crack.

Le terme “drogue numérique”, Brigitte Forgeot le trouve “farfelu”. Selon elle, “il s’agit surtout d’un effet marketing pour susciter la curiosité des utilisateurs”. Et d’ajouter : “il n’y a aucun phénomène de dépendance, et théoriquement pas de risque puisqu’il s’agit simplement de faciliter la production de certaines ondes par notre cerveau.”

Si elles ne présentent pas de danger apparent, les doses vendues par les sociétés spécialisées représentent un commerce fructueux. Proposées à des tarifs compris entre 2.5 et 200$, elle sont allègrement crackées. Leur prix d’autant plus exorbitant que la conception d’une dose est relativement aisée, une fois quelques règles de base assimilées. Des détournements qui n’inquiètent pas les leaders du marché : dans une interview donnée fin 2010, le président d’I-doser revendiquait plusieurs dizaines d’employés et un million de téléchargement de son logiciel.


Illustrations par EJP Photos [CC-byncsa] et Woodelywonderworks [CC-by]

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