OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Public Domain Mark : la pièce manquante du puzzle ? http://owni.fr/2010/09/29/public-domain-mark-la-piece-manquante-du-puzzle/ http://owni.fr/2010/09/29/public-domain-mark-la-piece-manquante-du-puzzle/#comments Wed, 29 Sep 2010 16:56:40 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=29786 Dans la torpeur de l’été, la nouvelle est passée relativement inaperçue, mais Creative Commons a annoncé le lancement prochain d’un nouveau dispositif qui va venir compléter son jeu de licences pour permettre un « marquage » en ligne du domaine public. Cet outil, la Public Domain Mark, pourrait lever bien des difficultés actuelles et il revêt certainement un intérêt particulier pour les institutions culturelles – bibliothèques, archives, musées – qui mettent en ligne des fonds patrimoniaux.

Rappelons que le domaine public est constitué par l’ensemble des œuvres de l’esprit pour lesquelles les droits d’auteur (ainsi que les droits voisins) ont expiré à l’issue d’une durée fixée par la loi. Cette dernière peut varier : vie de l’auteur plus 70 ans en principe en France et en Europe, mais on trouve des durée plus courtes (vie de l’auteur plus 50 ans au Canada) ou plus longues (vie de l’auteur plus… 95 ans au Mexique !).

Une fois qu’une œuvre entre dans le domaine public, le monopole d’exploitation des titulaires cesse et elle peut être librement reproduite ou représentée. Cependant la signification de l’entrée dans le domaine public d’une œuvre peut varier selon la portée que les pays donnent au droit moral de l’auteur. Aux Etats-Unis, où le droit moral n’existe qu’à l’état de traces jurisprudentielles, l’oeuvre devient réellement « libre de droits » une fois qu’elle entre dans le domaine public. Il en est de même dans les pays où le droit moral ne dure qu’autant que subsistent les droits patrimoniaux (Allemagne ou Canada, par exemple). Mais dans la plupart des pays européens, et tout particulièrement en France, où cette notion est la plus forte, le droit moral persiste perpétuellement. Une œuvre du domaine public peut certes être reproduite et diffusée librement, y compris à des fins commerciales, mais à la condition de respecter le droit moral dans toutes ses composantes (respect de la paternité, de l’intégrité, du droit de divulgation et de repentir).

A l’heure du numérique, où les œuvres circulent sur la Toile, il devient d’une importance décisive d’identifier avec certitude si elles appartiennent ou non au domaine public, pour déterminer les conditions dans lesquelles elles peuvent être réutilisées. Mais c’est un véritable défi que de le faire, notamment à cause des disparités des différentes législations nationales et de l’incertitude quant aux lois applicables lorsque les usages se font en ligne (voir cette affaire pour une illustration).

Une difficulté supplémentaire existait jusqu’à présent, et de taille, dans la mesure où  l’on ne disposait pas d’outil réellement adapté pour exprimer simplement l’appartenance au domaine public d’une oeuvre. Creative Commons avait déjà mis en place des outils proches (la Public Domain Certification/Dedication ou la CC0 – Creative Commons Zéro), mais ils ne convenaient pas exactement à cet emploi. La Public Domain Mark va certainement permettre de dépasser ces limites et trace de nouvelles perspectives en matière d’ouverture des contenus.

L’inadaptation des outils existants au marquage du domaine public en ligne

La Public Domain Dedication permettait au titulaire des droits sur une œuvre de la verser par anticipation dans le domaine public, en manifestant publiquement sa volonté d’abandonner ses droits sur sa création. Le même instrument pouvait servir à un tiers à certifier qu’une œuvre, dont il n’était pas l’auteur, appartenait bien au domaine public. Le problème de ces outils était qu’ils avaient été façonnés dans le cadre du droit américain, qui ne connaît pas le droit moral.

Or certains juristes estiment qu’il n’est pas possible pour un auteur de renoncer valablement à exercer son droit moral sur une œuvre. La jurisprudence considère en effet qu’il s’agit d’un attribut si fort de la personnalité qu’il est dit inaliénable : la renonciation au droit moral par contrat serait sans valeur juridique, ce qui permettrait aux auteurs de revenir à tout moment sur leur décision.

Même si ce raisonnement est contestable (et contesté), il jetait un doute sur la validité de la Public Domain Dedication. Celle-ci était de toutes façons faite pour permettre aux auteurs de « libérer » complètement leurs œuvres, mais pas de marquer le domaine public en ligne. La Public Domain Certification aurait pu remplir cet office, mais elle souffrait pareillement d’être trop ancrée dans le droit US et de ne pas accorder suffisamment d’importance au droit moral.

La CC0 (Creative Commons Zéro), lancée en 2009, était censée remédier en partie à cette situation. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une licence, mais plutôt d’un « waiver » : un mécanisme permettant à un titulaire de droits de renoncer à exercer ses prérogatives, pour rendre un objet entièrement libre de droits. L’intérêt de cet outil réside dans le fait qu’il dépasse le champ du seul droit d’auteur.

Il est ainsi possible de renoncer par ce biais à ses droits sur une base de données ou à toutes autres formes de restriction, quelle qu’en soit la nature juridique. Cette polyvalence en fait un instrument particulièrement intéressant pour libérer des données (gouvernementale ou de recherche)e, dans le cadre de l’Open data. Plusieurs bibliothèques universitaires, notamment en Allemagne, l’utilisent ainsi pour diffuser librement les données bibliographiques de leurs catalogues et leurs métadonnées.

Néanmoins, la CC0 souffre elle aussi de limites et soulèvent des ambiguïtés. Les mêmes objections que celles qui affectaient la Public Domain Dedication peuvent se poser à son endroit à propos du renoncement contractuel au droit moral. D’autre part, une institution qui met en ligne et numérise des oeuvres du domaine public pouvait difficilement l’utiliser pour « marquer » les fichiers, car cela aurait eu pour effet justement de « gommer » le droit moral, alors que celui-ci est perpétuel. Autant il est possible d’admettre qu’un auteur renonce au droit moral sur sa propre création, autant une bibliothèque ou un musée n’a pas le pouvoir de lever le droit moral perpétuel qui s ‘attache aux oeuvres.

Dès lors, il manquait bien une pièce au puzzle, sauf à essayer de faire entrer de force des chevilles carrées dans des trous ronds.

Un usage parfois forcé des licences Creative Commons

Face à cette lacune, certaines institutions, par commodité ou par méconnaissance, attachent quand même des licences Creative Commons « classiques » à des oeuvres du domaine public qu’elles diffusent. On peut comprendre que la tentation soit forte de le faire, car les Creative Commons constituent un moyen clair et commode de signifier aux utilisateurs d’une bibliothèque numérique qu’une oeuvre est réutilisable.

C’est le cas par exemple pour l’image ci-dessous, que j’ai trouvée dans MediHal, l’archive ouverte de photographies et d’images scientifiques, mise en place cette année par l’Enseignement supérieur. Cette oeuvre a été publiée en 1890 et elle est vraisemblablement dans le domaine public. Mais elle a été placée par l’institution qui l’a numérisée (et chargée dans MediHal sous une licence CC-BY-NC-ND (Paternité – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification).

Y’a de quoi vous démonter. Désillusion comique.

En consultant les métadonnées de cette image, on se rend compte qu’il y règne une certaine confusion. On nous indique que « l’auteur » de ce document est Eliane Daphy, avec un renvoi à l’IIAC (Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain), institution qui possède certainement l’original et qui l’a numérisé. Ailleurs dans la page, Eliane Daphy apparaît comme « contributeur » à MediHal. Il y a en fait confusion entre ces deux statuts, celui de contributeur qui a chargé le fichier dans l’archive et celui d’auteur du document primaire.

Employer une licence Creative Commons de cette manière est incorrect, car pour le faire valablement, il faut être titulaire des droits sur l’œuvre (on ne peut accorder que des droits que l’on possède). Comment comprendre le By de la licence apposée sur ce document ? En cas de réutilisation,  faut-il citer les auteurs qui apparaissent sur l’affiche ; Eliane Daphy, la contributrice ou l’IIAC, l’institution ? Par ailleurs, en choisissant les options NC et ND, on aboutit à un résultat assez pervers, qui est contraire à celui de l’esprit même des Creative Commons : on fait renaître des droits sur le domaine public, en se fondant sur le droit d’auteur. Or la numérisation – acte de reproduction technique qui n’exprime aucune créativité puisque le but est de se rapprocher fidèlement de l’original – ne donne pas lieu à la naissance d’une nouvelle œuvre (c’est marqué là).

Cet usage des  Creative Commons, non content d’être nocif sur le principe, présente un autre désavantage que ne mesurent certainement pas les institutions qui font ce genre de choix : il est certainement sans valeur juridique devant un juge en cas de litige, qui ne pourra que rejetter les prétentions fondées sur le NC ou le ND.

La pratique est pourtant assez répandue : voyez par exemple, à la Bibliothèque nationale du Luxembourg, sur le portail Bourg en Doc ou à la Bibliothèque numérique de l’Université Rennes 2.

Il n’y aurait pas de problèmes si l’institution utilisait les CC pour tagger des documents pour lesquels elle possède les droits (voyez ici les photos du Muséum d’Histoire naturelle de Toulouse dans Flickr) ou si elles demandaient à des auteurs tiers d’adopter les Creative Commons avant la mise ne ligne (voyez ici les thèses à Lyon 2, les documents de la Bibliothèque numérique de l’ENSSIB ou les archives sonores de la BPI).

Mais pour marquer des documents du domaine public, il fallait un autre instrument.

Les apports de la Public Domain Mark (PDM)

L’apport majeur de la Public Domain Mark réside dans la distinction très claire qu’elle opère entre le « Creator » et le « Curator », c’est-à-dire l’auteur de l’oeuvre qui est tombée dans le domaine public et l’institution qui détient l’original et qui a procédé à la numérisation. C’est cette dernière qui « marque » l’oeuvre numérisée pour attester qu’elle appartient au domaine public. La PDM comporte ensuite plusieurs champs à remplir qui permettent de clarifier les rôles : le nom du Creator y est indiqué (ce qui permet de le citer en cas de réutilisation pour satisfaire aux exigences du droit moral), de même que celui du Curator, mais dans un champ distinct, avec la possibilité d’ajouter un lien hypertexe vers le site de l’institution.  Cet aspect n’est pas anodin, car la PDM assure à l’institution une certaine visibilité et une traçabilité de l’oeuvre en ligne, qui permettra de remonter jusqu’à elle en suivant le lien.

Sur l’exemple proposé par Creative Commons ci-dessous, on voit bien le rendu final et la netteté de la distinction Creator/Curator.

Autre point remarquable : la PDM peut se combiner avec la CC0. Il est permis au Curator d’indiquer qu’il renonce à tous les autres droits sur l’oeuvre (comprendre, toutes les couches de droits autres que le droit d’auteur). Par ce biais, on peut par exemple indiquer que l’oeuvre est bien dans le domaine public du point de vue du droit d’auteur, mais aussi renoncer au droit des bases de données, ou aux restrictions tirées du droit des données publiques. C’est un aspect très important, qui clarifie la portée de la CC0 accompagnant une oeuvre du domaine public (elle n’a pas pour effet par exemple de faire disparaître le droit moral). Au delà, la combo PDM + CC0 permet de délivrer un domaine public véritablement « à l’état pur », sans restriction du point de vue du droit d’auteur, ni d’aucun autre terrain juridique.

Comme les licences CC classiques, la PDM met en oeuvre une signalétique à plusieurs niveaux d’information juridique. Sous l’oeuvre, un bandeau « Public Domain » facile à reconnaître exprime l’appartenance au domaine public. Il est accompagné de la mention « This work is free of copyright restrictions ». En cliquant sur ce bandeau, on aboutit à un Commons Deed, une version plus détaillée au niveau juridique, mais exprimée dans le langage courant. Ce texte énonce clairement la manière dont on peut réutiliser l’oeuvre : « This work has been identified as being free of known restrictions under copyright law, including all related and neighboring rights. You can copy, modify, distribute and perform the work, even for commercial purposes, all without asking permission. »

Au-dessous, figure un champ « Others informations », très important, car c’est à ce niveau que l’on mesure que la PDM sera peut-être mieux armée pour s’adapter aux différents contextes juridiques au niveau international. Il est d’abord précisé « The work may not be free of copyright in all juridictions ». C’est la conséquence des durées variables du droit d’auteur selon les pays (et une source de difficultés quand même pour la PDM et les utilisateurs). Un paragraphe indique bien également qu’un droit moral peut subsister dans les pays qui le reconnaissent. Cette précision n’est pas anodine, car elle désamorce une critique dont les Creative Commons font bien souvent les frais.

Bâtir des architectures juridiques ouvertes pour diffuser le domaine public « à l’état pur »

La numérisation offre une occasion unique de donner une nouvelle vie au domaine public et une forme – numérique – adaptée à son statut juridique, puisqu’elle en permet la réutilisation dans des conditions parfaitement fluides. Mais si la numérisation du domaine public a fait de grands progrès, force est de constater qu’il est très rare de trouver le domaine public « à l’état pur », d’un point de vue juridique, sans que des couches de droits n’aient été ajoutées pour en limiter l’usage.

On trouve le domaine public sous cette forme à la Library of Congress par exemple, dans Wikimedia Commons ou dans Flickr The Commons. Flickr The Commons utilise un marquage spécifique (la mention « no knowm copyright restrictions« ) pour signifier – en creux – que l’oeuvre appartient au domaine public. Wikimedia Commons emploie de son côté un symbole Domaine Public, proche visuellement de la PDM, mais moins détaillé au niveau juridique.

Avec l’apport de la Public Domain Mark, combinée avec d’autres licences Creative Commons, on peut imaginer construire une bibliothèque numérique avec une architecture juridique entièrement ouverte. Les briques logicielles du site (moteur de recherche, visualiseur, etc) pourraient être placés sous licence libre et en Open Source ; ses éléments graphiques en CC-By, de la même façon que les textes éditoriaux accompagnant les documents ; la bibliothèque numérique en tant que base de données placée sous licence ODbL ou CC0 ; ses données bibliographiques (notices) et métadonnées sous une licence CC0 ; les oeuvres du domaine public marquées avec la PDM ; les oeuvres encore sous droits sous licence Creative Commons classiques avec l’accord de leur auteur ; les apports des usagers (commentaires, tags, etc) sous licence CC-By également.

On obtiendrait ainsi une bibliothèque numérique entièrement ouverte aux quatre vents… de l’esprit !

J’essaierai de développer cette idée et de proposer un jour le plan détaillée de cette architecture juridique.

La Public Domain Mark devrait être officiellement lancée à l’automne 2010.

> Article initialement publié sur S.I.Lex

> Illustration de INTVGene. CC-BY-SA. Source : FlickR

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Quelle filière industrielle pour la numérisation du patrimoine ? http://owni.fr/2010/07/01/quelle-filiere-industrielle-pour-la-numerisation-du-patrimoine/ http://owni.fr/2010/07/01/quelle-filiere-industrielle-pour-la-numerisation-du-patrimoine/#comments Thu, 01 Jul 2010 16:11:27 +0000 Christian Fauré http://owni.fr/?p=20934

Le contexte de la consultation sur le Grand Emprunt

La cacophonie et la mécompéhension autour du Grand Emprunt, et plus précisément sur le volet numérisation, font qu’on est actuellement dans une situation de crise, au sens propre du terme : quelque chose va se décider.

Au départ, c’étaient 150 millions qui devaient être alloués aux institutions pour qu’elles puissent poursuivre et accélérer les projets de numérisation ; au final ce ne sont plus que des montants de prêts (donc remboursables avec intérêts) pour favoriser la mise en place d’une filière industrielle du numérique, basée sur des partenariats publics/privés.

On sait que l’actualité de la crise économique de ces derniers mois a certainement beaucoup favorisé la formulation très libérale de la consultation publique (le développement du « machin numérique ») lancée par le secrétariat de la Prospective et du Développement de l’économie numérique. De plus, dans le cadre d’une période d’austérité et de restrictions budgétaires importantes dans les dépenses de l’État, le Grand Emprunt devient un dossier beaucoup particulièrement épineux pour le gouvernement : difficile de dire « on fait les valises et on rentre » après avoir fait de la relance par l’innovation un axe important de la stratégie française.

Deux tentations s’opposent donc entre celle du ministère de la Culture et celle du ministère des Finances : le premier veut continuer à croire à la nécessité d’une politique culturelle tandis que le second tente de radicaliser les choix qui devront être faits sur la base exclusive du principe de rentabilité. Il n’y a donc plus de consensus au sein même du gouvernement sur l’avenir du Grand Emprunt, et les différentes institutions qui doivent participer à la solution (BnF, bibliothèques municipales, INA, IRCAM, Cinémathèque, Cité des Sciences, archives, musées, etc.) ne comprennent plus la règle du jeu, qui semble par ailleurs changer chaque jour en ce moment.

La vision qui est présentée ici est une tentative de réponse à la consultation publique sur le volet numérique. Elle a l’ambition de sortir par le haut des apories dans lesquelles la question de la numérisation du patrimoine dans le cadre du grand emprunt se retrouve aujourd’hui.

La publicité est-elle la solution ?

L’activité industrielle autour de la numérisation de contenus culturels et patrimoniaux est l’activité de numérisation qui est aujourd’hui la moins rentable si on la compare aux archives, cadastres et autres documents administratifs (littérature grise). D’autre part, on sait que Google a beaucoup investi sur cette activité avec sa plate-forme Google Books dont on commence à peine à entrevoir l’ampleur. Quel industriel voudrait, dans ces conditions, prendre le risque d’investir sur un secteur d’activité à faible potentiel rémunérateur tout en ayant la machine de guerre de Google en embuscade ? Soyons clairs : personne. Il faut donc poser le problème différemment.

Commençons pour cela par évacuer toutes les fausses bonnes idées que l’on peut entendre sur le modèle d’affaire qui pourrait rendre cette filière numérique rentable. Pour cela il faut d’abord savoir que la numérisation d’un ouvrage n’est, en moyenne,  rentabilisée qu’au bout de vingt ans, uniquement en ce basant sur le service de reproduction que propose la BnF. C’est une moyenne car, bien évidemment, certains ouvrages ne font l’objet d’aucune demande de reproduction. Quand se pose la question de savoir comment ce seuil peut être abaissé ne serait-ce que sur dix années, la réponse que j’entends systématiquement est : la publicité.

La publicité est généralement le joker que l’on avance quand on est à court d’idées. Et c’est assurément le modèle d’affaire le plus simple à proposer : il me manque 100 millions ? Qu’à cela ne tienne, la pub fera le reste. Comment et sur quelles bases ? La réponse est généralement plus évasive. Faut-il monter un mécanisme et une régie publicitaire en propre ? Faut-il s’appuyer sur les solutions clés en mains proposées par Google ? Cette dernière réponse serait pour le moins ironique puisque Google aurait une part importante du bénéfice publicitaire sans avoir investi dans la numérisation. Faire sans Google, c’est à l’inverse prendre le risque de se retrouver dans le collimateur d’un industriel du web qui s’y connaît et qui a les moyens de ses ambitions.

On préférera donc essayer de composer avec Google plutôt que de le concurrencer sur son propre terrain en faisant « Cocorico ! ». Les arguments basés sur la valorisation via un modèle d’affaire fondé sur la publicité ne tiennent pas la route, encore moins quand l’on sait que la valeur publicitaire sur le web, comme l’avait écrit Tim O’Reilly dès 2007, tend à se diluer très fortement. C’est la raison pour laquelle Google doit indexer toujours plus de contenus, nativement numériques ou à numériser,  pour amortir la baisse tendancielle de la valeur unitaire et nominale de la publicité.

Que vaut le numérique ?

Retour à la case départ : comment valoriser la numérisation du patrimoine ? Songeons-y un instant, si l’on se donne tant de mal pour imaginer un modèle d’affaire viable pour une filière industrielle de numérisation, c’est peut-être parce que le numérique, de manière tendancielle, ne vaut rien. Le numérique a un coût, surtout lorsqu’on doit numériser, mais, une fois l’investissement réalisé, financièrement et en tant que tel, il ne vaut plus rien. Soyons plus précis : un fichier numérique ne vaut rien. Et c’est bien la raison pour laquelle le monde de l’édition freine des quatre fers lorsqu’il s’agit de faire circuler un fichier numérique existant (même pour en donner une copie pour archive à une institution, la plupart refusent). Un fichier numérique en circulation, c’est de la nitroglycérine pour celui qui en attend une source de revenu.

Acceptons donc cette thèse, qui est aussi une hypothèse de travail, que le fichier numérique ne vaut rien. Et vérifions cette proposition :

  • pour les institutions, c’est généralement le service de reproduction qui est la principale source de revenu, c’est-à-dire le retour à l’impression papier.
  • pour les plates-formes de diffusion de contenus numériques, on sait bien que ce n’est pas le fichier numérique que l’on paye mais un écosystème technologique (format de fichiers propriétaires, logiciels verrouillés, périphériques spécifiques, fonctionnalités d’achat rapide brevetées, etc.)
  • pour d’autres initiatives plus confidentielles mais notables (par exemple PublieNet), c’est la qualité d’une présence sur le web et la sensibilité de la communauté des lecteurs/clients qui fait la différence : entre l’éditeur numérique et les lecteurs/acheteurs, il y a un crédit et une confiance.

La valeur d’un fichier numérique a donc besoin d’un service autre que la simple diffusion pour pouvoir avoir une valeur financière.

Le service de reproduction doit devenir le premier industriel d’impression à la demande

Loin d’enterrer les poussiéreux services de reproduction, il faut les muscler. Ces services, qui aujourd’hui nous semblent d’un autre âge, doivent se doter d’un service d’impression à la demande digne des autres acteurs leaders sur ce créneau. L’économie d’échelle qu’ils peuvent avoir, qui plus est sur la base d’oeuvres particulièrement attrayantes ne peut qu’être profitable. Cette re-fondation peut ramener dix ans, au lieu des vingt actuels, le délai d’amortissement d’une numérisation.

La chose n’est pas gagnée d’avance pour autant : il faut une plate-forme web en self-service qui demande du travail, il faudra être très rapide et avoir une logistique aussi affûtée que celle d’Amazon, a minima sur le territoire français. L’objectif est clairement de livrer au domicile d’un client l’impression d’un ouvrage relié de qualité en moins de 48 heures, et à peine plus s’il y a une demande d’impression personnalisée.

Sur cette voie, il va y avoir des frictions avec les plate-formes de distribution des éditeurs de la chaîne du livre. Mais pas dans l’immédiat puisque les modèles sont actuellement différents (pas d’impression à la demande, pas de self-service et pas de livraison au particulier), mais si la plate-forme d’impression à la demande est un succès, elle pourra proposer ses services différenciants aux éditeurs (traditionnels, mais aussi numériques) : par exemple proposer des « templates » de formats variés et personnalisables. N’oublions pas que près des trois quarts du coût d’un livre représentent les coûts d’impression, de distribution, de diffusion et de points de vente.

Le cas Gallica

Comment doit s'articuler le lien entre la BnF et Gallica ?

La filière de numérisation peut donc trouver un premier modèle économique dans l’impression. Pour où l’on voit que la valorisation de la numérisation se fait d’abord sur… l’impression. Mais se pose toujours la question de la diffusion sous format numérique et en ligne. Premier constat : c’est la vocation de Gallica. On comprendra dès lors que la filière numérique qui est appelée de ses vœux par le gouvernement aura du mal à accepter de faire le travail de numérisation pour que le fruit de son investissement se retrouve diffusé en ligne gratuitement sur Gallica.

Gallica devra être repensée, et pour commencer il faut que la bibliothèque numérique quitte le giron exclusif de la BnF. Cela veut dire que Gallica aura le statut d’un établissement public-privé dans lequel l’ensemble de plate-forme technologique sera possédée et gérée par le consortium privé investissant dans la filière numérique.

Statutairement, la BnF doit garder le contrôle et la maîtrise de la politique culturelle que porte Gallica. Mais cette maîtrise ne sera plus exclusive, elle devra être partagée car si cette bibliothèque en ligne se nourrit des ouvrages numérisés, et il faudra bien un modus vivendi et des droits de quotas pour chacun : la BnF peut vouloir numériser en premier des ouvrages qui ne sont pas jugés commercialement opportun pour le partenaire privé. Un système de quotas, qui devra évoluer dans le temps, doit être mise en place. Par exemple, sur les cinq premières années, sur dix ouvrages numérisés, le partenaire privé pourra en choisir cinq, tout comme la BnF. Par la suite, les résultats de la filière numérique serviront de référent pour faire évoluer les quotas : si la filière est sur le chemin de la rentabilité le ratio peut s’infléchir en faveur de la BnF, ou l’inverse si la rentabilité tarde à se faire jour. L’essentiel est de ne pas figer la formule et d’y introduire une variable dépendant de la rentabilité, sans quoi tout l’édifice s’effondre.

Cette réorganisation du statut juridique de Gallica devra nécessairement initier une refonte de la politique de gestion des droits des oeuvres qui n’est pas opérationnelle en l’état actuel (une licence sur mesure que ne peuvent pas exploiter les robots, et que d’ailleurs personne ne comprend vraiment).

Bien évidemment, d’un point de vue technologique, la plate-forme de service d’impression évoquée précédemment sera nativement intégrée à Gallica, on peut même forcer le trait en disant que Gallica ne sera qu’un module de la plate-forme d’impression.

Les métadonnées : clés de voûte de la nouvelle filière industrielle

Aussi étonnant que cela puisse paraître, dans cette consultation publique sur « le développement de l’économie numérique », il n’y est jamais question de métadonnées. Le mot n’y apparaît même pas une seule fois le long des trente-neuf pages du document. C’est proprement sidérant. Et ça l’est d’autant plus que la politique industrielle qui va être mise en place devra placer la question des métadonnées au cœur de tout le dispositif industriel.

Si l’impression à la demande était le volet diffusion papier et Gallica le volet diffusion numérique, ces deux activités passent à une niveau supérieur grâce à la politique sur les métadonnées. La richesse numérique de notre patrimoine est directement proportionnelle aux métadonnées qui le décrivent. Le trésor des institutions patrimoniales réside aussi et surtout dans leurs catalogues et leurs thesauri : tout comme on ne peut gérer un patrimoine physique sans métadonnées la question devient encore plus urgente quand l’oeuvre est numérisée : une politique numérique sans politique des métadonnées n’est qu’une chimère, un délire, une schwarmerei comme disait Kant.

Plutôt que de me répéter, je vous renvoie ici à ma note sur Les enjeux d’une bibliothèque sur le web où il était question des orages sémantiques mais aussi d’étendre la pratique de gestion d’un catalogue d’oeuvres à une pratique de gestion d’un catalogue des discussions et des polémiques relatives à ces oeuvres. Ainsi, fort de ce nouveau positionnement, et sur la base de sa nouvelle plate-forme technologique, la nouvelle filière industrielle du numérique pourra proposer des outils avancés à l’Éducation nationale pour doter l’enseignement d’un outil d’annotation et de contribution qui dépasse la vision simpliste et fade des « like », et donne enfin le pouvoir aux enseignants d’enseigner.

Chaque plate-forme de diffusion des oeuvres numériques rencontre très vite sa limite dans les faiblesses de sa politique des métadonnées. Le cas d’iTunes est représentatif : c’est une panique monstre pour faire des découvertes dans le catalogue, c’est pourtant paradoxal quand on sait que, même sur iTunes, les métadonnées (titre, auteur, artistes, jaquette, etc.) sont la vraie valeur des fichiers numériques (Cf. Quand les métadonnées ont plus de valeur que les données).

Pour les oeuvres qui sont du ressort de la BnF, le travail de bascule de l’ensemble des catalogues au format du web sémantique avec leur diffusion sur le web a déjà été initié : cette démarche est la clé de voûte, à la fois technologique et économique, de tout le système. Pour les oeuvres audios et vidéos (des oeuvres de flux), les outils d’annotation contributives (avec des métadonnées BottomUp et TopDown) doivent être développés en complément des catalogues descriptifs existants.

Le catalogage des orages sémantique permet également d’obtenir tout un appareil critique issu des informations collectées via le dispositif des orages sémantiques Si celui-ci est géré par la BnF, on peut réussir à mener une politique industrielle des technologies numérique dont le coeur du dispositif s’appuie, et trouve son crédit, dans la politique culturelle. Une logique économique exclusivement consumériste n’est pas une fatalité, loin s’en faut, car ce qui est brièvement décrit ici est un chemin vers une économie de la contribution financièrement rentable.

*

On peut donc sortir de l’alternance destructrice entre :

  • d’un côté une logique libérable de la privatisation adossée à une vision exclusive sur les retours sur investissement à court terme, grâce au dieu de la publicité ;
  • de l’autre une politique culturelle maintenue sous perfusion publique, mais à perte (la logique de la réserve d’indiens).

Que le Grand Emprunt accouche de quelque chose ou non, nous n’échapperons pas à cette lancinante question : quelle politique industrielle pour les technologies de l’esprit ? La seule réponse crédible passe par le positionnement de la politique culturelle au cœur de l’outil industriel, pas à côté. « Trade follows film » disait le sénateur américain McBride en 1912 : on va peut-être arriver à le comprendre cent ans plus tard en France, notamment pour donner au commerce et à l’économie un autre visage que le consumérisme américain.

Enfin, par pitié, arrêtons de parler systématiquement de e-tourisme dès qu’il est question des territoires. Les territoires sont autre chose que des destinations touristiques, et les régions n’hivernent pas toute l’année pour se réveiller quand les Parisiens et les étrangers prennent leur vacances. Ces modèles d’affaire sur le e-tourisme sont dangereux et méprisants.

Billet initialement publié sur le blog de Christian Fauré

Images CC Flickr Troy Holden et ►bEbO

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BHVP: ne réveillez pas une archive qui dort http://owni.fr/2010/03/17/bhvp-ne-reveillez-pas-une-archive-qui-dort/ http://owni.fr/2010/03/17/bhvp-ne-reveillez-pas-une-archive-qui-dort/#comments Wed, 17 Mar 2010 10:44:13 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=10241 joural

Un article du Monde tire à tort la sonnette d’alarme à propos du sort des archives photos de France-Soir, actuellement conservées à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
Vif émoi aujourd’hui parmi mes contacts Facebook, alarmés par un article du Monde. Le quotidien “de référence” sonne l’alerte : «Le manque de moyens met en péril les archives photos de France-Soir.» Diantre ! Qu’arrive-t-il donc à cette auguste collection, astucieusement fourguée par ses propriétaires à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP) en 1986, à l’occasion d’un déménagement du journal ?

«Depuis une quinzaine de jours, quelque 200 gros cartons de déménagement et 400 classeurs noirs, comprenant des photos, ont quitté les rayonnages pour être entassés les uns sur les autres, liés par des rubans adhésifs, dans un coin de la bibliothèque. La vision est sinistre. Et l’avenir du fonds incertain.» Le Monde dresse ensuite un portrait à tirer des larmes d’un patrimoine irremplaçable, qui comprendrait – c’est dire ! – la seule photo connue de la rafle du Vel’ d’Hiv.

Quel est exactement le “péril” qui mobilise le quotidien du soir ? La conclusion de l’article n’éclaire guère sur ce danger imminent, et met dans la bouche d’Emmanuelle Toulet, nouvelle directrice de la BHVP, trois scénarios : Le premier est de trouver “une place correcte” pour ce fonds à la BHVP. Le deuxième est de l’envoyer “un temps” dans un entrepôt privé – un lieu, à Chartres, est à l’étude. Le troisième est de le confier à une autre institution publique.» Pas de quoi crier au feu. Le Monde exprime in fine sa crainte de voir le fonds France-Soir «promis à l’hibernation.»

francesoir111170Loin des métaphores quelque peu romanesques du Monde, Didier Rykner met les points sur les “i”. «La BHVP veut se débarrasser d’un fonds photographique», affirme sans tourner autour du pot La Tribune de l’art, qui dénonce un «nouveau scandale». «C’est ainsi que la totalité des archives photographiques de France-Soir (…), vient d’être entreposée sur place, avant de partir prochainement pour un dépôt où il pourra être oublié.»

Même analyse, mêmes informations, même anecdote de la photo du Vel’ d’Hiv dans les deux articles qui ont été mis en ligne le même jour – et ont visiblement bénéficié de sources convergentes. Lesquelles n’hésitent pas à s’exposer aux feux de la rampe. L’AFP annonce aujourd’hui que «le syndicat majoritaire des bibliothèques et musées parisiens, le Supap-FSU, emboîtant le pas à un article du journal Le Monde sur le sujet, accuse la bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP) de “laisse(r) à l’abandon” ces archives “pourtant d’une valeur historique considérable”.»

Contactées par mes soins, Emmanuelle Toulet et Carole Gascard, nouvelle responsable photo à la bibliothèque, démentent ces accusations. Depuis son dépôt il y a un quart de siècle, le fonds n’a fait l’objet que d’un inventaire thématique partiel, daté de 1990, concentré sur “Paris et ses environs”. 45.000 photos ont été reconditionnées, soit moins de 10% de l’ensemble. 190 cartons dorment dans un entrepôt extérieur depuis 1986 sans avoir suscité l’inquiétude du Monde ni des syndicats. D’autres cartons étaient dispersés ici et là dans l’institution, où l’on trouve un peu partout des photos sélectionnées pour les besoins ponctuels de recherches sauvages, en l’absence de tout contrôle d’un conservateur photo (fonction inexistante à la BHVP entre 2001 et 2008, jusqu’à la nomination de Carole Gascard).

C’est parce qu’Emmanuelle Toulet et Carole Gascard ont décidé il y a une quinzaine de jours de souffler la poussière sur le dossier France-Soir et de reprendre en main les destinées du fonds que les fameux cartons ont quitté les rayonnages, suscitant l’émoi dans les couloirs de l’institution. S’agit-il d’aller jeter ces cartons dans quelque obscure fosse par une nuit sans lune ? Qu’on en juge: c’est en suivant les recommandations de Nathalie Doury, directrice de la Parisienne de photographie, société créée par la Ville de Paris et consacrée à la préservation et la valorisation de fonds photographiques patrimoniaux, qu’Emmanuelle Toulet a contacté une entreprise spécialisée dans la conservation de fonds photos, à Chartres (à laquelle La Parisienne confie elle-même une partie de ses archives), pour lui demander un devis. Au moment où j’écris, elle attend encore la réponse de l’entreprise.

Des priorités de gestion dans un contexte de restriction budgétaire

C’est dire l’ampleur de la menace. Plus expérimenté que La Tribune de l’art, Le Monde ne s’est pas laissé allé à reproduire telles quelles les accusations précipitées, mais s’est prudemment borné à la peinture «sinistre» de quelques cartons «liés par des rubans adhésifs» – sachant que l’imagination des lecteurs ferait le reste. Quelques expressions suggestives, noyées dans un brouillard d’allusions, un peu de name dropping – Serge Klarsfeld et la mémoire du Vel’d’Hiv, ressuscitée par un film dont parlent toutes les gazettes. Voilà comment on construit un article du Monde, en sachant très bien qu’on n’a que du vent dans sa besace.

Foin des larmes de crocodile versées sur les trésors iconographiques nationaux pour mieux arroser le feu du scandale. Les institutions patrimoniales françaises vont mal, les départs ne sont pas remplacés, les budgets diminuent comme peau de chagrin. Dans ce contexte, il faut se réjouir qu’une équipe compétente ait enfin pris en main les richesses photographiques de la BHVP, trop longtemps négligées. Et comprendre qu’en effet, compte tenu des personnels et des moyens disponibles, il y a des priorités de gestion. Comme les fonds de pellicules nitrate, dont on sait l’imprévisible dégradation. Entièrement numérisées, en cours de catalogage, les collections René-Jacques et Thérèse Bonney sont désormais hors de danger. Le catalogage du fonds Marville, un des trésors de la bibliothèque, se poursuit activement. La mise en ligne de ces ressources est d’ores et déjà prévue. Il faut être le quotidien “de référence” pour ne pas considérer ces signes d’activité comme de bonnes nouvelles.

Billet initialement publié sur L’Atelier des icônes, un blog de Culture visuelle

Photo de une leww_pics sur Flickr

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http://owni.fr/2010/03/17/bhvp-ne-reveillez-pas-une-archive-qui-dort/feed/ 3
Et si le droit de citation devait sauver le patrimoine culturel ? http://owni.fr/2010/02/06/et-si-le-droit-de-citation-devait-sauver-le-patrimoine-culturel/ http://owni.fr/2010/02/06/et-si-le-droit-de-citation-devait-sauver-le-patrimoine-culturel/#comments Sat, 06 Feb 2010 06:28:50 +0000 Michèle Battisti http://owni.fr/?p=7705 Je ne me suis pas trompée. Le long article de Lawrence Lessig publié  hier (réf.1)  méritait que l’on s’y penche. Il y pointe les aberrations du droit d’auteur, tel qu’appliqué à l’environnement numérique, en partant de difficultés rencontrées dans l’environnement traditionnel par les documentaristes pour libérer les droits sur les nombreux extraits d’œuvres que l’on trouve immanquablement dans ce type de documents. Or, sans droits, ces documentaires, qui représentent des pans importants du patrimoine culturel d’un pays, ne peuvent plus être réexploités et disparaissent.

Ce qu’il met en exergue, c’est qu’assez curieusement  ces courts extraits qui émaillent les œuvres audiovisuelles et les films, n’ont jamais fait l’objet d’une exception  au titre du droit de citation comme pour les livres et que, de tout temps, une demande d’autorisation était nécessaire pour pouvoir les insérer. Si l’habitude a été prise pour les  auteurs et producteurs d’œuvres audiovisuelles et de films de négocier des droits pour les premières exploitations,  les difficultés, bien souvent l’impossibilité, d’obtenir les droits nécessaires apparaissent lorsque l’on veut les reproduire pour les conserver (*) et les rediffuser ultérieurement.

Un parallèle avec le numérique, où chaque usage est soumis à une licence d’autorisation,  s’imposait donc tout naturellement, ainsi que les menaces que représente un tel modèle pour l’avenir du patrimoine culturel mondial.

Abandonner une « vision autiste » du droit d’auteur

Selon Lawrence Lessig, copier une œuvre à la seule fin  l’indexer ne devrait pas être redevable de droits. Et Google, souligne-t-il aussi (du moins aujourd’hui prend-il la peine d’ajouter), propose dans son projet de Règlement des conditions d’accès aux œuvres plus favorable que le Fair use. Les problèmes majeurs de cet accord ne seraient d’ailleurs  pas liés à la situation de monopole ni même aux atteintes à la vie privée, mais à l’impact du modèle adopté par Google sur l’accès à la culture. Google, certes, a une vision plutôt laxiste de l’accès (c’est bien que lui reprochent les auteurs et les éditeurs, même aux Etats-Unis), mais pour Lawrence Lessig cette vision reste dangereuse car elle protège de fait chaque unité d’une œuvre par un droit d’auteur. Pour marquer les esprits, il donne pour exemple l’absence d’un tableau, dont les droits n’ont pas été obtenus, dans un article scientifique proposé pourtant en libre accès par son auteur.

Puisqu’il est impossible aujourd’hui de ne pas « entrer chaque jour en collision avec le droit d’auteur », et que la complexité engendrée par le système n’est certainement pas un progrès, il convient de restaurer les espaces de liberté, comme l’ont été les  bibliothèques où l’on pouvait, qui que l’on soit, accéder gratuitement à tous les livres dans leur intégralité.

Une nouvelle vision qui doit s’imposer rapidement

Le droit d’auteur est naturellement important pour les auteurs et les éditeurs et doit subsister. Mais, selon  Lawrence Lessig les œuvres ont deux vies : une première où le droit d’auteur est pertinent ; une seconde où certaines utilisations doivent être autorisées.

Il propose aussi trois pistes  pour pallier les problèmes les plus criants :
- 1° pour libérer les droits plus facilement, créer des registres, sur le modèle des registres de noms de domaines,  où les ayants- droit inscriraient leurs œuvres après un délai (estimé à 5 ans). Les oeuvres qui n’y figureraient pas seraient réputées appartenir au domaine public ;
- 2° pour réexploiter l’œuvre légalement, l’ayant droit d’une œuvre composite serait réputé être propriétaire des droits sur l’ensemble des éléments qui la compose au bout d’un délai donné (14 ans, par exemple);
- 3° s’inspirer aussi du modèle adopté avant l’irruption du numérique, modèle qui ménageait des espaces de liberté  en échange  de compensations financières, à l’image, par exemple, de la licence légale pour la diffusion radiophonique,  afin de rétablir l’équilibre entre les ayants et les usagers,  le principe même sur lequel est fondé le droit d’auteur.

La citation en filigrane

Ce résumé du texte très riche de Lawrence Lessig devait en souligner certains aspects. Et la citation, abordée à plusieurs reprises  par l’auteur pour sa démonstration, en est un qui m’est cher (réf.3). L’IABD avait proposé un amendement pour élargir la citation à l’extrait d’œuvres (réf 4). Non limité au seul écrit, il aurait permis de reproduire, non à des fins esthétiques mais  à des fins d’information (pour illustrer l’actualité mais aussi  à des fins documentaires) ou pédagogiques, des graphiques, des photos, ….  avec les mentions de la source qui s’imposent, accompagnées des liens éventuels.  Cet usage correspond également, selon moi, à l’un espace de liberté, évoqué par Lawrence Lessig dans son article. Dûment encadré, il donne sans nul doute une nouvelle vie aux œuvres, sans préjudice pour leur auteur.

Note
(*) la reproduction à des fins de conservation est autorisée par la loi française, mais uniquement pour les bibliothèques, les services d’archives et les musées ouverts au public. Ces  établissements peuvent aussi  les  communiquer au public mais au sein de leur bâtiment et sur des « postes dédiés ».

Sources
1. For the Love of Culture. Google, copyright, and our future. Lawrence Lessig, The New Republic, January 26, 2010
2. Les chercheurs français handicapés par l’absence d’exception au droit d’auteur à des fins de recherche, Actualités du droit de l’information, septembre 2008
3. La loi DADVSI… et après ?; Journée d’étude IABD
? Michèle Battisti, Documentaliste-Sciences de l’information,  2007/2 – Volume 44
4. Amendements au projet de loi Dadvsi proposés par l’IABD. Sur le site Droitauteur

» Article initialement publié sur Paralipomènes

» Photo d’illustration par laihiu sur Flickr

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http://owni.fr/2010/02/06/et-si-le-droit-de-citation-devait-sauver-le-patrimoine-culturel/feed/ 1