OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Recherche sérendipité désespérement [2/3] http://owni.fr/2011/08/14/recherche-serendipite-desesperement-sciences-information/ http://owni.fr/2011/08/14/recherche-serendipite-desesperement-sciences-information/#comments Sun, 14 Aug 2011 15:38:57 +0000 Ethan Zuckerman http://owni.fr/?p=76211 Suite de l’article d’Ethan Zuckerman autour du concept de sérendipité, qui peut être définie comme la capacité à découvrir des choses par hasard. Après s’être attardé dans la première partie sur les liens entre urbanité et sérendipité, l’auteur analyse ici la manière dont nous cherchons l’information en ligne et revient sur les origines du terme “sérendipité”.

Les liens de cet article sont en anglais.


Information en ligne: une chambre d’échos?

En 1993, Pascal Chesnais, chercheur au laboratoire Médias du MIT, a conçu un logiciel appelé “Freshman Fishwrap”. Utilisant un ensemble de sources en ligne disponibles à l’époque, Fishwrap permettait aux individus de produire un journal numérique personnalisé, comprenant la mention de leur ville d’origine ou leur sport préféré et filtrant les nouvelles moins intéressantes. Nicholas Negroponte encensa le projet dans son livre Being Digital, le considérant comme partie intégrante du futur personnalisé envisageable dans l’ère du numérique.

L’universitaire Cass Sunstein considérait le “Daily Me” comme une menace plutôt qu’une promesse [PDF]. Dans son livre, Republic.com, il redoute qu’Internet fonctionne comme une chambre d’échos où les individus ne rencontreraient que des vues en accord avec les leurs. Sunstein s’inquiète que dans un tel environnement nous puissions assister à une polarisation politique accrue et à un déplacement des opinions modérées vers les extrêmes.

Beaucoup des réponses académiques à la critique de Sunstein ne se sont pas efforcées de contredire l’argument selon lequel l’isolation mène à la polarisation, mais ont plutôt essayé de démontrer qu’Internet n’est pas aussi polarisant qu’il ne le croit. Matthew Gentzkow et Jesse Shapiro ont étudié les lectures en ligne de milliers d’internautes américains et ont conclu que même si certains sites sont très partisans, les sites d’information les plus visités par les internautes (Yahoo ! News, CNN, AOL News, MSNBC) le sont à la fois par des utilisateurs de droite et de gauche. Leur conclusion tend à démontrer qu’Internet est peut être plus polarisé que la plupart des médias mais suggère que cette polarisation est moins importante que ce que l’on pourrait craindre, et moins importante que ce que l’on rencontre dans nos communautés physiques.

Je m’intéresse moins à la polarisation droite/gauche américaine qu’à la polarisation nous/eux au niveau mondial. À partir des données collectées par Gentzkow et Shapiro, l’équipe de Slate a développé une infographie qui montre la polarisation partisane des petits sites, alors que les plus grands ciblent un public plus large. Je l’ai complétée avec quelques légendes et des cadres jaunes qui montrent quelles sources d’information proviennent d’autres pays que les États-Unis. Vous noterez qu’il n’y a pas beaucoup de jaune sur cette image – la plus grande source d’information internationale, en nombre de pages vues, est la BBC, qui est probablement le site d’information le plus visité sur tout le Web. (Vous noterez aussi que la BBC attire surtout des lecteurs de gauche – avec 22% de lecteurs conservateurs pour 78% de libéraux.)

Les Américains ne privilégient pas particulièrement les sources d’informations locales aux sources internationales. J’ai analysé les préférences médiatiques de 33 pays en utilisant les données de Doubleclick Ad Planner et j’ai découvert que la préférence américaine pour les sources d’informations domestiques (93% contre 7% lorsque en mai 2010) est en réalité assez basse comparée aux 9 autres pays avec le plus grand nombre d’internautes. Les pays avec plus de 40 millions d’internautes ont généralement un biais très important pour les sources d’informations locales – en moyenne 95% des gens les préfèrent. En comparaison, les Américains ont presque l’air cosmopolites.

Ces données ne disent rien de notre appétit pour les informations traitant de l’international mais montrent plutôt notre préférence pour des contenus pensés pour nous et nos compatriotes. Il est possible que nous recevions énormément d’informations sur l’international par Yahoo ou CNN, même si nous avons de bonnes raisons de penser le contraire. (Ces 30 dernières années, l’organisation anglaise Media Standards Trust a observé une forte baisse dans le pourcentage de journaux anglais spécialisés sur des sujets internationaux, et une recherche menée par Alisa Miller de Public Radio International suggère que les médias américains se concentrent bien plus sur les sujets de divertissement que sur l’actualité internationale.)

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce qui me frappe dans ces données c’est que des sites d’informations internationaux comme la BBC, le Times of India ou le Mail and Guardian sont faciles d’accès (il suffit de cliquer) et ne posent pas le problème de la barrière de la langue. Le biais “local” pour des supports d’informations nationaux semble donc très fort.

Les réseaux sociaux comme mécanismes de sérendipité?

Le risque de ce genre d’isolation est de passer à côté d’informations importantes. J’ai la chance, grâce à mon travail sur Global Voices, d’avoir des amis tout autour du globe, et j’entends souvent parler d’actualités importantes, soit grâce à notre travail sur le site, soit au travers des préoccupations de mes amis sur les réseaux sociaux. Fin décembre 2010, il devint clair que quelque chose de très inhabituel se produisait en Tunisie – des amis comme Sami Ben Gharbia couvraient les manifestations qui se déroulaient à Sidi Bouzid et se propageaient dans le reste du pays. Ces amis s’interrogeaient sur les raisons pour lesquelles aucun média extérieur à la région ne couvrait la révolution en cours. Je suis entré en action avec l’un de mes article de blog publié au moment le plus opportun – le 12 janvier, j’ai écrit “Et si la Tunisie vivait une révolution, alors que personne n’y prête attention ?” (“What if Tunisia had a revolution, but nobody watched ?“)… beaucoup de personnes m’ont appelé après que Ben Ali a fui le pays deux jours plus tard.

La révolution tunisienne a pris par surprise les services secrets et diplomatiques autour de la planète. Ça n’aurait pas du être le cas – une multitude d’informations avait été publiée sur les pages Facebook tunisiennes, et rassemblées par des groupes comme Nawaat.org et diffusée sur Al Jazeera (d’abord sur ses services en arabe). Mais ce passage d’un monde où l’information est dominée par des super-puissances à un monde multi-polaire est difficile à assimiler pour les diplomates, les militaires, la presse et les individus. Et si je suis honnête quant à ma vision du monde, je doit reconnaître que je n’aurais jamais entendu parler de cette révolution naissante si je n’avais pas eu des amis tunisiens.

Comme tout le monde, je vis un changement dans ma façon de m’informer sur le reste de la planète. Avant Internet et pendant ses premières heures, les nouvelles internationales provenaient surtout des médias traditionnels – télévision, presse quotidienne et magazines. Il y avait – et il y a toujours – des raisons de se méfier des “curateurs” , mais il y a un aspect fondamental de leur travail qui, à mon sens, doit être préserver alors que nous inventons de nouveaux modèles d’organisation de l’information. Implicitement, les “curateurs” décident de ce que nous devons savoir sur le monde. Les très bons “curateurs” ont souvent une vision du monde plus ouverte que la plupart des individus, et les médias dirigés par de bons “curateurs” nous forcent souvent à nous intéresser à certaines personnes, certains lieux et problèmes que nous aurions autrement ignorés.

D’un autre côté, les “curateurs” sont forcément biaisés, et la possibilité de trouver des informations qui correspondent à nos centres d’intérêts et à nos préférences est l’une des choses que le Web moderne a rendu possible. Les moteurs de recherche me permettent d’apprendre beaucoup de choses sur des sujets qui m’intéressent – le sumo, la politique africaine, la cuisine vietnamienne – mais il est fort possible que je ne prenne pas connaissance de sujets importants parce que je prête plus attention à mes intérêts qu’aux informations sélectionnées par des professionnels. Il nous faut des mécanismes qui permettent d’ajouter de la sérendipité à nos recherches.

Une nouvelle tendance est apparue. Celle de créer des outils qui nous guident vers des nouveaux contenus selon les intérêts de nos amis. Des outils tels que Reddit, Digg et Slashdot forment des communautés autour d’intérêts communs et nous dirigent vers des sujets considérés comme intéressants et valant le coup d’être partagés par la communauté. Twitter, et surtout Facebook, fonctionnent à un niveau bien plus personnel. Ils nous montrent ce que nos amis savent et ce qu’ils considèrent important. Comme l’explique Brad DeLong, Facebook offre une nouvelle réponse à la question “Que dois-je savoir ?”; à savoir : “Tu dois connaître ce que tes amis et tes amis d’amis savent déjà et que tu ignores.”

Le problème, bien entendu, est que si vos amis ne savent pas qu’une révolution a lieu en Tunisie ou ne connaissent pas de super nouveau restaurant vietnamien, vous n’en entendrez probablement pas parler non plus. Connaître ce que vos amis connaissent est important. Mais à moins que vous ayez un réseau d’amis remarquablement divers et bien informé, il y a des chances pour que leur intelligence collective ait des failles. L’éditorialiste du Guardian Paul Carr a raconté une anecdote intéressante qui s’est produite lors d’un séjour à San Francisco. Alors qu’il rentrait à son hôtel il fut stupéfait de voir que sa chambre, comme le reste de l’immeuble, n’avait pas été
nettoyée. Les employés de l’hôtel protestaient contre la loi sur l’immigration SB1070 en Arizona. Alors que le sujet était largement couvert sur Twitter, Carr n’en avait pas eu vent par son flux. Cela lui fit réaliser qu’il vivait dans “[sa] propre petite bulle Twitter composée de personnes comme [lui] : ethniquement, politiquement, linguistiquement et socialement.” On peut se demander si cette bulle est capable de nous apporter la sérendipité que nous espérons rencontrer sur le Web.

Aux origines de la sérendipité

D’où vient le terme de “serendipité”? Robert K. Merton lui a dédié un livre, écrit avec sa collaboratrice Elinor Barber et publié après sa mort. Cela peut sembler  étrange pour un sociologue de renom de s’y intéresser, mais il faut se souvenir que l’une de ses contributions à la sociologie a justement été l’examen des “conséquences inattendues”. Au premier abord, la sérendipité semble être le côté positif de ces conséquences : l’heureux accident. Mais ça n’est pas ce que ce terme voulait dire à l’origine. Le mot a été forger par Horace Walpole, un aristocrate britannique du 18e siècle, 4e comte d’Oxford, romancier, architecte et célèbre commère. On se souvient surtout de lui pour ses lettres, rassemblées en 48 volumes, qui donnent une idée de ce à quoi ressemblait le monde à travers les yeux d’un aristocrate.

Dans une lettre écrite en 1754, Walpole raconte à son correspondant, Horace Mann, comment il fit une découverte inattendue mais utile, grâce à sa grande connaissance de l’héraldique. Pour expliquer son expérience, il fait référence à un conte perse, Les Trois Princes de Serendip, dans lequel les trois principaux personnages “faisaient continuellement des découvertes par accident et grâce à la sagacité, de choses qu’ils ne cherchaient pas.” Le néologisme de Walpole est un compliment – il se congratule à la fois pour son ingénieuse découverte et pour la sagacité qui a permis cette trouvaille.

Bien que le concept soit utile, le terme “sérendipité” n’est devenu courant que ces dernières décennies. Jusqu’en 1958, d’après Merton, le mot n’est apparu que 135 fois sur papier. Durant les quatre décennies suivantes, il est apparu à 57 reprises dans des titres de livres et il a été utilisé 13 000 fois par des magazines rien que dans les années 1990. Une recherche Google fait apparaître 11 millions de pages avec ce terme. Des restaurants, des films et des boutiques de souvenirs arborent ce nom. Mais très peu de pages sur les découvertes inattendues faites grâce la sagacité.

Merton était l’un des plus grands promoteurs du mot, décrivant “le schéma de la sérendipité” en 1946 comme une façon de comprendre les découvertes scientifiques inattendues. La découverte de la pénicilline par Fleming en 1928 a été provoquée par une spore de champignons Penicilium qui avaient contaminé une boîte de Petri dans laquelle se développaient des bactéries de Staphylococcus. Si l’apparition de spores de moisissure dans la boîte était un accident, la découverte, elle, était le fait de la sérendipité – si Fleming n’avait pas cultivé les bactéries, il n’aurait pas remarqué les spores de moisissure isolées. Et si Fleming n’avait pas eu une connaissance approfondie du développement des bactéries – la sagacité – il est fort peu probable qu’il aurait relevé les propriétés antibiotiques des Penicilium et ainsi générée l’avancée la plus importante de la première moitié du 20e siècle dans le domaine de la santé.

Selon Louis Pasteur, “dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés.” Pour Merton la sérendipité émerge à la fois d’un esprit préparé et de circonstances et structures qui mènent à la découverte. Dans le livre The Travels and Adventures of Serendipity , Merton et Barber explore les procédés de découverte dans un laboratoire de General Electric dirigé par Willis Whitney qui encourageait un environnement de travail fondé autant sur l’amusement que sur la découverte. Un mélange positif d’anarchie et de structure apparaît nécessaire à la découverte et une planification exagérée devient une abomination puisque “la règle de ne rien laisser au hasard est vouée à l’échec.” (L’analyse du livre de Merton et Barber par Riccardo Campa est conseillée à ceux intéressés par les questions de sérendipité et de structure.)

L’idée que la sérendipité est un produit à la fois d’un esprit ouvert et préparé et des circonstances qui mènent à la découverte se retrouve dans l’histoire racontée par Walpole en 1754. Les trois princes étaient très instruits sur les questions de “moralité, de politique et sur toutes les connaissances convenues en général” mais ils ne firent pas de découvertes inattendues avant que leur père, l’Empereur Jafar, ne les envoyât “parcourir le Monde entier pour qu’ils puissent apprendre les manières et les coutumes de chaque nation.” Une fois que ces princes bien préparés rencontrèrent les circonstances favorisant la découverte, ils firent des trouvailles sagaces et inattendues. (Pour plus d’informations sur la traduction de 1722 en anglais des Trois Princes de Serendip vous pouvez lire ce post de blog.)

Lorsque nous utilisons le terme “sérendipité” aujourd’hui c’est souvent pour parler d’un “heureux accident”. La partie de la définition qui se concentre sur la sagacité, la préparation et l’aspect structurel a sombré, du moins en partie, dans l’obscurité. Nous avons perdu l’idée que nous pouvons nous préparer à la sérendipité à la fois personnellement et structurellement.

J’ai peur que nous comprenions mal comment nous préparer. Et comme mon amie Wendy Seltzer me l’a fait remarquer, si nous ne comprenons pas les structures de la sérendipité, le phénomène devient aussi peu probable que le simple hasard.


Article initialement publié sur le blog d’Ethan Zuckerman

Traduction : Marie Telling

Illustrations CC FlickR par Truk, estherase, atoach
Image de Une Loguy

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Peut-on mettre les neurosciences à toutes les sauces? http://owni.fr/2011/01/19/peut-on-mettre-les-neurosciences-a-toutes-les-sauces/ http://owni.fr/2011/01/19/peut-on-mettre-les-neurosciences-a-toutes-les-sauces/#comments Wed, 19 Jan 2011 10:16:46 +0000 Rémi Sussan http://owni.fr/?p=33952 Révolution dans l’habitat ou nouveau buzz marketing ? Le Wall Street Journal a récemment publié un curieux article sur l’usage des sciences cognitives dans la création de… cuisines aménagées ! On y expose les idées d’un certain Johnny Grey, créateur de cuisines depuis plus de 30 ans, dont les techniques d’aménagement reposeraient sur une connaissance profonde des habitudes émotionnelles et cognitives de notre cerveau. Ou du moins, c’est ce qu’il affirme. Et d’énoncer quelques-uns des plus prestigieux clients de l’artisan, tels Steve Jobs ou Sting.

Car pour Grey, une cuisine n’est pas seulement un endroit pour préparer à manger. C’est un lieu dans lequel les couples ou les familles passent de plus en plus de temps.

Pour créer une cuisine de rêve, Grey et son d’équipe passent près de 80 heures à s’entretenir avec leur client n’hésitant pas, précise le Wall Street Journal, à s’installer chez eux pour analyser sa personnalité et ses préférences.

Selon Mr Grey, Un bon moyen de commencer à créer une cuisine heureuse”, affirme l’article, “consiste à découvrir ce qu’il appelle le “point de bien être (sweet spot)” … vous savez, votre point de vue préféré, là où vous avez une vue sur la table, le paysage, l’entrée ou la cheminée, tout en préparant un plat”.

Un article plus ancien du Guardian, lui aussi consacré à Grey, nous en apprend un peu plus sur cette recherche du point G architectural : “Toute activité dans la cuisine devrait faire face à la pièce. Vous ne devriez jamais faire face au mur lorsque vous cuisinez. Cela va contre tous nos instincts. Nous avons examiné comment les hormones travaillent dans le cerveau et comment certaines activités stimulent celles-ci.”

Dans le même article, Grey ajoute : “Tout ce qui se trouve dans votre vision périphérique active votre cerveau. Quelque chose de pointu créera une anxiété, même si elle est subliminale, parce que vous penserez à quelque chose qu’il faut éviter”.


Image : le vaudou des corrélations en neurosciences sociales…

Naturellement une telle invocation des forces de la neuroscience ne pouvait que déclencher l’intérêt du “Neurocritique”, grand pourfendeur devant l’Eternel des interprétations pseudo scientifiques – il y a deux ans, il a publié sur son blog un article qui fit un certain bruit sur “le vaudou des corrélations en neurosciences sociales” qui attaquait les prétentions à déduire le comportement humain à partir de l’imagerie IRM. Le Neurocritique se demande si cette cuisine cognitivement améliorée ne serait pas une manifestation de ce qu’il appelle la “neurophilie explicative”, autrement dit la tendance qu’ont les gens à gober tout discours intégrant les neurosciences : même s’il est probable que les analyses “pseudo-scientifiques” de Grey ne proposent aucune valeur explicative supplémentaire, les clients paieront plus cher pour une cuisine “scientifiquement conçue”.

Vaughan Bell, de l’excellent blog Mind Hacks, s’attaque lui aussi aux prétentions scientifiques de notre cuisiniste, dans un post plus ancien, faisant référence non pas à l’article du Wall Street Journal, mais à un papier du Financial Times, malheureusement indisponible aux non-abonnés – à croire, d’ailleurs, que les recherches “neurologiques” de Grey semblent beaucoup intéresser la presse économique et financière !

Reprenant une affirmation de John Grey à propos du “point de bien-être” selon laquelle lorsque nous faisons face à la pièce, l’ocytocine, l’hormone du lien, et la sérotonine, associée à la relaxation et au plaisir se retrouvent libérées : “non seulement il fait le lien souvent effectué, mais faux, entre des états mentaux spécifiques et des neurotransmetteurs aux effets plus généraux, affirmant sans preuve la relation entre des activités précises et la libération de ces neurotransmetteurs, mais il lance l’idée totalement improuvée que se retrouver dos aux gens dans une cuisine crée de la peur et de l’anxiété, tandis que leur faire face procure relaxation et joie”.

Les ambiguïtés de la neuroarchitecture

On pourrait en rester là et se gausser de l’usage marketing fait du discours scientifique. Mais ce serait peut-être manquer une partie de la complexité du problème. Qu’apprend-on dans les articles du WSJ, du Guardian ou même sur le blog du Neurocritique ? Que Grey a travaillé avec un certain John Zeisel, scientifique au pedigree long comme le bras, spécialiste de la maladie d’Alzheimer et notamment de la manière dont l’environnement influe sur le comportement des malades.

Zeisel, avec son organisation Hearthstone Alzheimer Care crée des environnements susceptibles d’aider les patients atteints de cette affection cérébrale, en travaillant à “incorporer les informations de navigation dans l’architecture plutôt qu’en demandant aux patients de la retrouver dans leur mémoire (…) en créant des fonctionnalités qui évoquent des souvenirs confortables, des souvenirs lointains, comme des cheminées ou des vues sur un jardin ; s’assurer que chaque pièce évoque un état d’esprit spécifique, afin que les patients puissent savoir quand ils pénètrent en un lieu différent. Proposer un accès facile à la lumière du jour et aux espaces extérieurs, afin de permettre aux personnes atteintes de garder un contact avec les rythmes naturels. Le but est d’exercer les parties du cerveau qui fonctionnent encore bien et de soulager celles qui sont endommagées”, nous explique un article de IET. Zeisel est de surcroit membre d’un institut très sérieux consacré à la relation entre le cerveau et l’habitat, l’ANFA (Academy of Neuroscience for Architecture).

Si le Neurocritique est assez silencieux sur Zeisel, Vaughan Bell n’hésite pas à critiquer certains des propos du chercheur, rapportés par le Financial Times. Zeisel aurait ainsi déclaré : “quand nos cerveaux sont satisfaits, une certaine endorphine est libérée, donc nous avons besoin de créer des maisons susceptibles de faciliter cette libération d’endorphines.”

Mais, remarque Bell : “Les endorphines sont les opioïdes naturels du cerveau et peuvent être libérées dans une grande variété de situations: quand nous éprouvons du plaisir, mais aussi aussi quand nous ressentons du stress ou de la peine. Donc créer des maisons qui maximiseraient la sécrétion de cette endorphine peut aussi bien amener à créer des bouges stressants et inconfortables.”

Bell s’attaque également à certains principes défendus par Zeisel, selon qui ” nous avons développé génétiquement des instincts qui nous font nous sentir relaxés au milieu des fleurs, du foyer, de la nourriture et de l’eau… Tandis que les lieux qui nous apparaissent comme trop stériles et dangereux peuvent éventuellement pousser l’hypothalamus à relâcher des hormones de stress.” Aucune preuve, selon Bell, d’une telle disposition génétique vers les fleurs et les petits oiseaux, et aucune indication non plus que des immeubles “stériles” ou “confus” puissent déclencher un stress – à noter toutefois que certaines expériences vont bel et bien dans le sens de Zeisel, telle par exemple cette recherche sur l’importance du milieu naturel sur les capacités cognitives.

Entre science, marketing et culture générale

Qu’en déduire ? Probablement que la “neuroarchitecture” présente la même ambiguïté que celle existant entre la neuroéconomie qui étudie les mécanismes de la décision, et le neuromarketing, qui prétend améliorer la vente de produits en s’inspirant des études sur le cerveau. Là aussi la démarcation entre le pur “buzz” et le vrai travail de fond n’est pas toujours évidente. Où placer par exemple Thaler et Sunstein et leur doctrine du “libertarianisme paternaliste” ? Science fondée ou pur truc marketing ?

De fait toute tentative d’application des découvertes en neurosciences et sciences cognitives se heurte au problème de l’interprétation des données et à la difficulté de juger de l’efficacité d’une intervention. Ça a toujours été le cas en psychologie, mais l’arrivée des neurosciences change la donne et a tous les aspects d’un cadeau empoisonné.

Auparavant, la psychologie et la philosophie étaient difficilement séparables. Pour employer la fameuse expression de Karl Popper, la plupart des théories psychologiques n’étaient pas réfutables : on ne pouvait bâtir de protocole expérimental établissant ou non leur validité. Avec les neurosciences (mais aussi et peut-être plus encore, avec l’expérimentation systématique en sciences cognitives) tout est chamboulé. On se retrouve avec une masse de données chiffrées, obtenues à partir de protocoles précis, de manière répétable et donc réfutable. Pour autant, en déduire une théorie globale du comportement est toujours aussi difficile – et aussi subjectif.

Si Grey avait invoqué, pour ses cuisines, le recours à des théories comme la psychanalyse, le fonctionnalisme du Bauhaus, le postmodernisme ou la déconstruction, voire les traditions chinoises du Feng Shui ou de la géométrie sacrée pythagoricienne, on n’aurait probablement pas trouvé grand-chose à redire : un artiste ou un artisan peut trouver son inspiration où il veut, seule importe la qualité finale de son travail. Mais Grey utilise des concepts se réclamant des neurosciences, et du coup on n’a plus le choix qu’entre accepter naïvement sa Parole ou lui tomber dessus.

De fait, les “neurocuisines” et la neurarchitecture en général posent la question épineuse de l’application des neurosciences à des problèmes non médicaux. Sommes-nous condamnés, au nom d’une certaine prudence épistémologique, à ignorer pour toujours le corpus de découvertes sans cesse grandissant dans ce domaine, pour éviter de faire des contresens, voire d’être accusés d’insincérité ou d’argumentaire marketing ? Et dans ce cas accepter que le divorce entre les “deux cultures” celle des humanités et celle des sciences soit définitivement consommée ? Où faut-il accepter qu’entre la pure réalité scientifique et nos pratiques quotidiennes on puisse bâtir une certaine forme de pont, même s’il faut pour cela recourir à une forte part de métaphore et accepter l’approximation ? Sans compter que ce ne sont pas seulement les non-scientifiques, comme Grey, mais aussi les chercheurs, à l’instar de Zeisel, qui s’aventurent dans cette “zone grise” chaque fois qu’ils cherchent à tirer des conclusions pratiques de leurs travaux !

Reste maintenant à trouver de nouveaux moyens, de nouveaux outils intellectuels nous permettant d’évaluer un tel discours “mixte” ou “flou” qui sort de la recherche scientifique pure tout en reposant sur les conclusions de celle-ci…

>> Photo FlickR CC : amb.photography

>> Article publié initialement sur Internet Actu.

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Qu’en pensent les grands de la Nouvelle Orléans? http://owni.fr/2010/11/20/quen-pensent-les-grands-de-la-nouvelle-orleans/ http://owni.fr/2010/11/20/quen-pensent-les-grands-de-la-nouvelle-orleans/#comments Sat, 20 Nov 2010 09:36:31 +0000 Anastasia Levy http://owni.fr/?p=28125 Anastasia Levy est une jeune journaliste spécialisée dans les domaines de la musique, du cinéma et de la culture. Elle collabore notamment à Libération et Usbek & Rica. Vous pouvez la retrouver sur Twitter ici.

Christian Scott, 27 ans, est très certainement le trompettiste de jazz le plus brillant aujourd’hui. Neveu du saxophoniste Donald Harrison, très ancré dans la tradition du jazz de la Nouvelle-Orléans, il dépasse toutes les barrières que de simples critiques pourraient mettre sur son chemin. Quand il parle de ses musiciens de référence, c’est plus souvent Bob Dylan et Jimi Hendrix qui reviennent qu’un classique Miles Davis. Ce qui ne l’a pas empêché d’être appelé par Marcus Miller pour “jouer le rôle” de celui qui régna sur le monde de la trompette pendant 30 ans, pour la tournée “Tutu revisited”, en 2009. Depuis, Christian Scott a sorti son quatrième album solo, Yesterday you said tomorrow, et a encore fait un pas supplémentaire pour sortir de l’ombre de celui auquel on ne cesse de le comparer. En 2010, en plus d’un album et de deux tournées avec son groupe, le jeune homme a pris le temps de répondre à l’invitation de Thom Yorke à le rejoindre sur la tournée d’Atoms For Peace. Le leader de Radiohead dont il a d’ailleurs repris un des titres, The Eraser, comme pour affirmer qu’il n’avait pas fini de nous surprendre. Il se balade du jazz, aux sons hip hop, en passant par le rock avec une étonnante simplicité.
Christian Scott est un garçon moderne, simple et gentil, militant, passionné de mode et de hip hop et assez populaire pour passer chez Jimmy Fallon ou Jimmy Kimmel. Il a par ailleurs directement inspiré un des personnages de la série Treme, Delmond Lambreaux, et a donné des cours à Mickey Rourke pour son interprétation d’un trompettiste dans Passion play. Il ne s’arrête jamais d’être passionné, quoi qu’il fasse, même une interview.


Que penses-tu des gens qui téléchargent ta musique illégalement ?

Ça ne me pose pas de problème. Pour moi, la musique est une expérience que je partage avec les gens ; il y a une relation entre l’ artiste et le public. Si on ne vivait pas dans une société dans laquelle l’ argent était aussi important, je la diffuserais gratuitement. Mais c’ est compliqué si on veut réussir à vivre de sa musique, et c’ est pour ça qu’on est presque tous obligés de faire payer pour les CD et les téléchargements. Mais le téléchargement illégal ne me pose vraiment pas de problème, je vois même ça comme une sorte de relation amoureuse.
Quand tu sors avec quelqu’un, tu ne vas pas lui demander de l’ argent en échange de ce que tu apportes à la relation, il ne devrait pas payer pour sortir avec toi, tu vois ce que je veux dire ?
Pour moi, la musique, c’ est la même chose. En plus je suis du genre à filer pas mal de musique gratos. J’ ai des coupons de téléchargement dans mon sac, qu’ on offre à la fin des concerts. C’est pas une question de business ou de capitalisme, on fait ça pour toucher les gens. Pour moi le problème c’ est que les maisons de disques ne comprennent pas la psyché humaine. Quand l’ Homme a besoin de quelque chose, si tu lui compliques la tâche, il finira toujours par trouver un autre moyen de se le procurer. Je vais faire un parallèle : si tu es pauvre, tu aurais beau être très religieux, très pieux, à la fin de la journée si tu as faim mais que tu n’as pas les moyens d’acheter à manger, tu finirais probablement par voler ta nourriture.
Plein de gens vont te dire que c’est des conneries, mais j’ai grandi à la Nouvelle-Orléans et quand tu as vu les choses que j’ ai vues, tu sais que si un mec a faim, il va faire tout pour manger. C’ est pareil avec la musique, les gens en ont besoin pour leur santé mentale. Ça n’ est pas juste du bruit, ça touche bien plus qu’ on ne le pense. C’est pour ça qu’on se sent d’une certaine manière quand on écoute certaines chansons, tout ça est connecté. Et si tu prives quelqu’un de ce dont il a besoin, ou de ce dont il pense avoir besoin pour survivre, il va trouver un moyen de se le procurer.

Penses-tu que l’industrie de la musique, telle qu’elle existe aujourd’hui, a un avenir ?

Je viens de voir « The Social Network » et il y a ce type, Sean Parker, qui a créé Napster et qui raconte comment il a détruit l’ industrie de la musique. C’ est intéressant parce que pour moi, ce film montre l’anarchie à échelle réduite. J’ai l’impression que tout ce qui se passe aujourd’hui avec le téléchargement et l’ évolution de l’ industrie musicale, ça a mis un peu tout le monde sur un pied d’égalité. Ça a permis à des groupes qui ne sont pas signés chez de grandes maisons de disques ou qui ne sont pas assez « commerciaux » pour un comptable ou un label, de contribuer au « canon » de cette génération de musiciens. Et grâce à ça, le paysage musical aujourd’hui est plus étendu que jamais.
Je suis chez une major mais je suis un musicien de jazz, donc j’ ai une sorte de vision d’ensemble du sujet. Ma musique est plus proche de l’indie, en fait. Je vous parie ma carrière que l’industrie musicale ne restera pas comme elle est aujourd’hui ; elle va changer, et de manière radicale. De toute façon, ces grandes maisons de disques ont beaucoup d’argent et de ressources, et je pense qu’ elle finiront par trouver un autre moyen de manipuler les artistes et de se faire de l’ argent en abusant des gens. Ça craint et je n’approuve pas cette manière de faire, mais en même temps je comprends leur mode de pensée. Ils se fichent des conséquences de leurs actes, et ils n’ont aucune espèce de morale dans la manière dont ils traitent les artistes et les auditeurs. Ces gens-là qui détiennent des millions de dollars vont trouver un moyen d’empêcher leurs artistes de partir.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Pourrais-tu distribuer un album comme Radiohead l’a fait avec In Rainbows ? (ndlr : En 2007, le groupe a sorti son album via son site internet en laissant le choix à ses fans de fixer le prix auquel ils voulaient l’acheter).

Oui, carrément. En fait je suis en train de monter un nouveau label, Harmony American Music, sur lequel on va sortir les disque de Matthew Stevens, le guitariste de mon groupe, de Jamire Williams, mon batteur, de quelques MC de New-York, et de chanteurs soul. En ce moment on est en train de réfléchir au processus de distribution, mais ouais, ça me plairait de faire quelque chose comme ça. C’ est génial pour la musique en général de dire : « Tiens, prends, et donne ce que tu peux en échange ». J’ ai déjà travaillé avec Thom Yorke, on a fait cette tournée ensemble avec Atoms For Peace aux Etats-Unis, et c’est quelqu’un d’incroyable.
On a beaucoup discuté, c’ est un musicien passionné, un artiste qui bouillonne d’idées, un mec brillant. C’était génial d’avoir la chance de travailler à ses côtés. Quand il m’ a invité à les rejoindre sur la tournée, je tournais déjà avec mon propre groupe, donc je n’ ai joué avec eux que cinq fois, mais c’ était incroyable.

Tu as repris The Eraser, de Thom Yorke, sur ton album. C’était naturel pour toi de reprendre une chanson électro ?

Complètement ! En fait je ne perçois pas la musique de cette manière, je la vois comme je vois les gens. Les gens peuvent te rendre heureux, triste, te blesser… Quand j’écoute de la musique plutôt positive, je m’y mets à fond, et j’ essaie d’ en apprendre le plus possible. Pour moi la musique c’est ce qui fait que le monde tel qu’il est, et si elle a un effet positif, alors ça m’ intéresse. Ça peut être de la polka, ça peut être n’ importe quoi si je pense que la personne qui la fait la fait avec son cœur, et si cette musique doit faire bouger les choses, ou aider les gens à surmonter des épreuves.

Qu’est-ce que tu penses de la dématérialisation de la musique ?

Je suis né dans les années 80 et à l’ époque, c’était cassette ou CD. Mon grand-père avait une collection de plus de 7,500 disques de jazz et j’ ai grandi en écoutant des vinyles, donc je préfère avoir quelque chose de tangible dans les mains. Mais je fais partie d’une génération de paresseux donc ça m’arrive d’aller sur iTunes, d’acheter des morceaux, et ça me va aussi. Ça dépend du genre de musique en fait, si c’est le nouvel Arcade Fire, ça ne me dérange pas de ne pas l’ avoir dans les mains. Mais si j’ achète Charlie Parker with strings ou Blonde on Blonde de Bob Dylan, je préfère l’ avoir en vinyle ou en CD, parce qu’ à un moment, je vais avoir envie de les transmettre à mes enfants. Offrir des morceaux iTunes à quelqu’un, ça n’a rien à voir. C’est quelque chose qui compte beaucoup pour moi. J’ ai Blonde on Blonde en vinyle, et je peux écouter « 4th time around » encore et encore. Ma chanson préférée de Dylan c’est « Only A Pawn In Their Game ». Un jour, un journaliste qui m’interviewait a cru m’ insulter en me disant que j’ étais le « Bob Dylan du jazz ». J’ ai explosé de rire et je lui ai répondu : « C’ est le plus beau compliment qu’on puisse me faire ! ».

Comment vois-tu ta présence sur les réseaux sociaux, Twitter, Facebook ?

C’ est assez bizarre, parce que je suis quelqu’un de plutôt secret. Je suis en tournée 10 mois par an, et quand je suis chez moi je passe du temps avec ma famille, avec les gens que j’ aime. Quand je suis sur la route j’ai des journées de dingue et je n’ ai pas vraiment le temps d’ aller sur Facebook. Je reçois une cinquantaine de mails par jour ; du producteur, du manager, du manager de la tournée… Sans parler des mails persos. J’ aime bien aller sur Twitter et Facebook, mais je n’ aime pas trop l’ idée que tout le monde sache le moindre truc sur toi.
Mon manager, mon agent, les distributeurs me disent : « Putain, mais tu devrais avoir 50 000 followers sur Twitter », mais ça ne m’ intéresse pas vraiment. Mes amis Facebook et moi on ne s’apporte pas grand chose, en vrai.

Peux-tu m’expliquer le titre de ton dernier album : « Yesterday you said tomorrow » ?

À force d’expérience, de voyager, d’ être un « citoyen du monde », j’ ai réalisé que dans le monde entier des gens se battent pour être entendus. J’ aime rencontrer les gens, leur parler, et tout le monde semble avoir quelque chose à dire sur un truc qu’ on leur a imposé, quelque chose qui aurait dû changer dans leur vie mais qui est resté le même. Je voulais faire un album pour dire que c’ est maintenant qu’ on doit changer les choses. Chaque génération a ses propres problèmes, mais s’il y a une chose qui reste immuable c’ est cette dynamique entre le prolétariat et la bourgeoisie, entre ceux qui ont et ceux qui n’ ont pas. Ceux qui n’ ont pas se sont toujours battus pour avoir des droits et pouvoir faire ce que les nantis font sans se poser de question. Mon message c’était: « Ça fait des dizaines d’années que vous avez promis de régler ces problèmes. Il est temps d’ agir car nous n’ allons plus vous laisser faire ».
L’autre explication, ça a à voir avec mon grand-père. Quand on était petits avec mon frère jumeau, il nous forçait à lire tous les jours. Il nous faisait lire La Dialectique d’ Hegel, l’ autobiographie de Malcolm X, L’ Homme révolté de Camus… Tous les matins, il nous demandait ce qu’ on avait lu, ce qu’ on en avait pensé, et on échangeait nos idées dessus. Si on n’ avait pas encore fini notre livre, notre grand-père disait : « Hier tu disais demain » (Yesterday you said tomorrow).

Peux-tu me parler de ton style et de ton évolution musicale ?

Mon oncle est saxophoniste, Donald Harrison Jr. Quand j’ étais petit, je voulais tellement être tout le temps avec lui que j’ ai décidé de commencer la trompette. Quand tu côtoies de telles pointures, Donald ou Wynton Marsalis, tu apprends des choses qu’on n’apprend pas dans les écoles de musique. C’ est bien plus que des notes. À cause de mes origines, la plupart des gens s’ attendaient à ce que mon premier album soit dans cette lignée, du jazz classique. Mais ce que je voulais c’ était faire quelque chose qui intéresserait notre génération. J’ ai eu la chance de voir mon premier album nommé aux Grammy Awards, ça a facilité beaucoup de choses.
Mais j’avais envie d’ essayer de créer une palette et synthétiser un son lié à cette génération.
Au fil des cinq albums suivants, j’ ai juste cherché à peaufiner cette palette, ce son, ces concepts et ces idées. En fait ce qu’on essaie de faire c’est créer des palettes et travailler avec des textures, des sons et des contrastes qui donneront à la prochaine génération de jazzmen différentes brèches où s’ engouffrer.

En 2009, tu as rejoins la tournée avec Marcus Miller, « Tutu revisited ». Avais-tu peur d’être sans cesse comparé à Miles Davis ?

Pas vraiment. Depuis que j’ ai 14 ans, les gens disent « C’ est le nouveau Miles Davis », même avant que je joue vraiment bien. D’ un côté je déteste ça, et d’ un autre, ça me flatte. Ils ne disent pas que ma musique ressemble à la sienne, parce que c’est faux, mais je crois que ce qu’ ils veulent dire, c’ est qu’ on a un peu la même approche des choses, que comme lui je cherche constamment à évoluer, à peaufiner des choses. Tous les musiciens ne sont pas comme ça ; beaucoup d’entre eux sont très bien là où ils sont. Même en créant ces trompettes (ndlr : il a deux nouvelles trompettes qu’ il a lui-même dessinées) j’ai essayé de m’ améliorer, de toucher quelque chose. Dans ce sens, j’ apprécie la comparaison. Mais Miles Davis a vécu, est mort, et a dit ce qu’ il avait à dire. Et personne d’ autre que Miles Davis ne pourra le dire mieux que lui. Tout comme personne ne pourra venir après moi et faire du Christian Scott mieux que moi. Quand Marcus m’ a appelé, j’ ai dit oui à l’ idée de tourner avec Marcus Miller. C’ est un génie, il sait diriger un groupe, il est juste et particulièrement doué pour comprendre la relation qu’ont les gens à la musique. Et je savais que ça m’ apporterait beaucoup de côtoyer un tel maître, un monsieur qui a cinquante ans mais qui est au sommet de son art. Il m’ a dit : « Écoute, je ne veux pas que tu joues comme Miles Davis. Miles Davis n’ aurait pas voulu que tu joues comme lui. Mais tu as la bonne approche. » Alors j’ ai dit oui.

Comment penses-tu que la musique devrait être enseignée ? Tu as fait Berklee, qu’est-ce que tu y as appris ?

Je pense qu’il est fondamental d’ apprendre les règles. En ne perdant pas de vue que la plupart du temps, les règles sont culturelles. Dans les conservatoires, les écoles de musique, on apprend la musique à la manière occidentale. A Bombay par exemple, le système est complètement différent. Pour moi, il est très important quand on enseigne la musique à un enfant de lui dire que ce n’est pas la seule manière d’apprendre et qu’il devrait essayer d’ en découvrir d’autres, autant qu’il peut. Comme la plupart des gens, j’ai d’abord appris à l’occidentale, et ensuite je me suis intéressé aux autres systèmes d’apprentissage. Quand tu commences le jazz à la Nouvelle-Orléans, que tu apprends avec ceux qui ont créé cette musique, dans les bars et les rues, pas à Berklee, tu comprends que la musique est comme ça parce que les Africains de la Nouvelle-Orléans ont trouvé un moyen de manipuler ce système occidental en y apportant des harmonies qui n’ existaient pas en Occident. Ils avaient plus de notes. Pour moi, les règles existent, et il faut les apprendre, mais elles sont aussi là pour être transgressées. Si tu saisis à quel point les règles sont culturelles et que tu essaies de toutes les comprendre, ça ne fera de toi qu’un meilleur musicien.
Pour Berklee, c’ est compliqué. Je ne veux pas passer pour quelqu’un de prétentieux, mais quand je suis arrivé là-bas, je me suis rendu compte que je savais mieux jouer que certains de mes professeurs. Je suis resté deux ans et j’ ai eu deux diplômes qu’ on obtient normalement en six années. J’ ai plus appris de mes pairs, c’ est ça qui est cool à Berklee. Tu peux te retrouver dans une classe avec un Algérien avec des dents en or et un mec d’ Osaka avec une iroquois, et ils ont un groupe ensemble. T’ imagines quel genre de musique peut naître de gens avec des cultures aussi différentes ? C’ est beau, je trouve ça extraordinaire. Berklee c’est le meilleur endroit au monde pour apprendre la musique, grâce à tous ces gens qui viennent des quatre coins du monde. Ce n’ est pas bien ou pas bien, on te dit « C’ est juste des sons, maintenant jouez tous ensemble ».

Peux-tu me parler des membres de ton groupe ?

Le directeur musical du groupe, c’ est Matthew Stevens, le guitariste. Il vient de Toronto, il est fantastique. On s’ est rencontrés à Berklee il y a dix ans. Il y a une sincérité dans son jeu, c’est quelque chose de plutôt inhabituel. Il a un peu dû se battre contre l’ idée débile que les blancs ne peuvent pas jouer du blues ou du jazz. Je ne suis pas d’ accord avec ça, quand je l’ écoute jouer du blues, ça n’ est pas moins du blues qu’un autre, ça vient juste d’ une expérience différente.
Mon batteur, c’ est Jamire Williams. Il joue avec une telle intensité, je l’ adore. Ce mec est une anomalie. Quand tu l’ écoutes jouer, tu te dis : « Putain mais il est en train de se passer un truc complètement dingue là ?! »
Je cherche des musiciens qui ont une psychologie particulière. Lui quand il était gamin, il était tellement doué que personne ne le comprenait, les autres se moquaient de lui. Ça l’ a poussé à travailler dix fois plus que les autres. Il connaît tout de son instrument ; tous les sons qu’il peut en tirer, tous les plus grands batteurs. On a un nouveau pianiste qui a 21 ans, je l’ ai entendu mais on n’ a encore jamais joué ensemble.
Kris Funn c’est notre contrebassiste. Il est taré, je l’ adore. Il y a tellement de blues dans son jeu, putain ce mec est le musicien le plus métissé qui aie jamais joué de contrebasse. Il joue comme s’ il venait du quartier. Musicalement, on parle le même langage lui et moi.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Crédits photos CC flickr (photo clé): evert-jan; mitch98000; zbook

Crédits photos Droits Réservés (live @ New Morning Paris): Jokerwoman

Traduit par Anastasia Levy et Nora Bouazzouni

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