OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Leçon de philo à l’usage de Guéant http://owni.fr/2012/02/16/lecon-de-philo-a-lusage-des-claude-gueant/ http://owni.fr/2012/02/16/lecon-de-philo-a-lusage-des-claude-gueant/#comments Thu, 16 Feb 2012 17:44:52 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=98637

Citation : “Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie” Claude Lévi-Strauss

Le samedi 4 février 2012, comme un petit crachat de plus après bien des précédents de son camp, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant a lancé ce que le lendemain M. Nicolas Sarkozy qualifiera de “bon sens” : “toutes les civilisations ne se valent pas” et, pour se faire bien comprendre, il opposait la liberté, l’égalité et la fraternité, à la civilisation inférieure qui accepte “la tyrannie, la minorité des femmes et la haine sociale ou ethnique”, ce que chacun a bien interprété comme une sorte d’insulte à la civilisation islamique.

La chose est d’ailleurs surprenante, car les catholiques auraient pu protester aussi, se sentir visés. Et déclarer qu’un amalgame dangereux est opéré par Claude Guéant avec un passé avec lequel ils ont rompu : celui des massacres des croisades, de la centaine de milliers de béguins et béguines brûlés pour avoir fait vœu de chasteté et de pauvreté, des millions d’esclaves noirs déclarés animaux par la papauté et traités comme aucune bête ne le serait, du petit million de femmes brûlées pour sorcellerie de 1486 à la fin du XVIe siècle, des boucheries opérées contre les protestants, des censures et tortures infligées aux savants et artistes, des bénédictions données aux inhumanités coloniales et dictatoriales, de la complaisance troublante de Rome vis-à-vis du nazisme lui-même… Et de fait, il aurait été tout simplement absurde de qualifier ainsi une civilisation, oubliant au passage l’apport considérable du christianisme à l’émancipation humaine.

Les religions ont sans doute puissamment contribué à l’émergence des valeurs humanistes – judaïsme, christianisme, islam – et aussi, l’histoire passée et présente l’atteste, donné une valeur absolue à des haines et des violences meurtrières lorsqu’elles ont fusionné avec les divers pouvoirs d’État. C’est bien Bossuet qui dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, théorisait au nom de Dieu le pouvoir absolu de la monarchie, allant jusqu’à préciser que “quiconque désobéit à la puissance publique est jugé digne de mort”.

C’est pourquoi Claude Guéant fait semblant d’ignorer non seulement qu’on ne peut confondre “civilisation” et “régime politique”, mais que seule l’histoire peut évaluer les contradictions qui affectent le mouvement de toutes les civilisations. Bien sûr, cette petite phrase ne fut motivée que par un souci de plaire aux électeurs xénophobes et racistes, au risque d’en banaliser dangereusement les délires. Mais après tout, puisque le mot “civilisation” a fait couler tant d’encre et de salive, l’occasion est belle de l’interroger un peu à son niveau philosophique.

Ce que l’on appelle “civilisation”, c’est l’ensemble de ce qu’un peuple crée, entretient et transmet par l’éducation dans tous les domaines de la culture, son patrimoine social, technique, religieux, intellectuel, artistique. Il y a donc eu, et il y a, une grande diversité de civilisations dans l’histoire humaine. Et, dans cette histoire complexe, il s’est toujours trouvé une civilisation particulière qui identifie LA civilisation avec la sienne, et qualifie ainsi de “barbares” toutes les autres, au regard de la conviction d’être les plus “civilisés”.

Massacre de la Saint-Barthelemy (1572) par François Dubois, Musée de Lausanne, (Domaine public)

Les Grecs antiques se sont attribués ce titre, puis les Romains, puis les chrétiens par exemple, les musulmans, puis derechef les chrétiens à partir de la Renaissance. Partout sur le globe, en Asie comme en Afrique, en Europe comme dans les Amériques, les peuples en se différenciant comme c’est le propre de tous les humains, ont prétendu que les peuples différents du leur cessaient donc d’être pleinement humains en devenant étrangers. Et c’est ainsi que la barbarie s’est répandue avec les civilisations, parce que, selon la belle formule de Claude Lévi-Strauss :

Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.

L’actualité politique prouve que, en ce sens, notre civilisation ne manque pas de barbares. Allons plus loin : une civilisation particulière est apparue à la Renaissance, en Italie (grâce notamment aux savants musulmans chassés de Constantinople et débarquant à Florence !), en Hollande, en France et en Angleterre, en Espagne et au Portugal, combinant étroitement un essor sans précédent de la technique et des sciences, une explosion de la création artistique, une nouvelle façon de croire en Dieu, une dynamique nouvelle de capitalisme marchand et bancaire, et un renouveau des idées républicaines, voire démocratiques. Une nouvelle civilisation se construit alors, d’une extraordinaire efficacité : c’est toute la Terre qui peu à peu en fera les frais, colonisée, martyrisée, exploitée par quelques sociétés “civilisées” qui très vite considèreront que les autres peuples sont inférieurs.

C’est ainsi que cet extraordinaire progrès civilisateur répandit des barbaries jusque là inconnues et des régressions inhumaines. Et puisque l’actualité invite à parler “civilisation”, il faut bien admettre que, depuis cette époque, les nations réputées les plus “civilisées” sont celles qui ont perpétré les plus grands massacres : Européens massacrant en Amérique du Sud avant de génocider les Indiens au Nord, en Afrique noire ensuite, etc. avant que le colonialisme installe sa violence un peu partout.

N’oublions pas les guerres mondiales, le nazisme ou le stalinisme, le Vietnam et l’Algérie, où des crimes sans précédent furent répandus par les nations les plus “développées”, “civilisées”, “rationnelles”, et le plus souvent chrétiennes. Il y a un lien entre une certaine façon de concevoir la “civilisation” et les désastres de l’histoire récente.

Ce n’est pas sans finesse théorique que Charles Chaplin, à la fin du Dictateur, lance cet “Appel aux humains” qui conclut le film :

Notre science nous a rendus cyniques. Notre intelligence nous a rendus durs et brutaux. Nous pensons trop et nous ne sentons pas assez.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Cela faisait écho à l’analyse que Jean-Jacques Rousseau avait produite des contradictions es progrès attribués à la “Raison”, mais aussi à la pensée de Schiller qui en fut le disciple. Schiller plaçait dos à dos deux façons de ne pas être pleinement humain. L’une, qui consiste en une sorte de révolte sauvage, une vie sensible privée de raisonnement. L’autre, qui cultive tant le raisonnement théorique, la science, l’efficacité technique, qu’elle en vient à tuer la sensibilité. Les deux souffrent d’une insuffisance, mais c’est en cultivant la seconde qu’on en vient à opprimer ceux qui en restent à la première.

En ce sens, les “civilisés” sont de loin les plus dangereux, condamnables, méprisables. Ce qui est à l’ordre du jour, sans doute, c’est une nouvelle façon de combiner la rationalité et le sentiment, le social et la nature, le plaisir esthétique et l’efficacité technique. On voit bien qu’au bout d’une certaine façon de “civiliser” les humains il y a une menace majeure sur ces humains et sur leur planète. Et Schiller ajoutait une formule qui pourrait faire penser à l’auteur des propos qui sont le prétexte de cet article :

Il y a entre la pire stupidité et la plus haute intelligence une certaine affinité.

N.B : À lire, toujours avec bonheur : les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, de Schiller, Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau. Et voir et revoir, de Chaplin, à la suite pour bien saisir le lien qui les unit, Les temps modernes et Le dictateur.


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni /-) ; texture par Temari09 remixé par Ophelia Noor pour Owni ; Le massacre de la Saint-Barthelemy par François Dubois [Domaine public], via Wikimedia Commons

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Des techniques relationnelles aux technologies relationnelles http://owni.fr/2010/10/07/des-techniques-relationnelles-aux-technologies-relationnelles/ http://owni.fr/2010/10/07/des-techniques-relationnelles-aux-technologies-relationnelles/#comments Thu, 07 Oct 2010 11:01:58 +0000 Christian Fauré http://owni.fr/?p=30778 L’évolution du web et le succès des réseaux sociaux ont mis en avant l’importance de ce que nous nommons d’une manière plus large les « technologies relationnelles ». Celles-ci débordent et diffèrent pourtant de ce que nous appelons les « réseaux sociaux », en nous référant aux grands noms des services en ligne que sont Facebook ou Twitter, pour ne citer que les plus populaires d’entre eux.
C’est ce débordement que je souhaiterais décrire, notamment en distinguant les techniques relationnelles des technologies relationnelles. Cette distinction pouvant être appréhendé à partir du prisme des pratiques relationnelles.

§1. Les techniques sont des pratiques

De plus en plus, le terme de technologie supplante celui de technique. Tantôt la technologie désigne le discours sur la technique  – ou science de la technique – comme l’indique son étymologie, mais le plus souvent on utilise le terme comme désignant l’ensemble des techniques scientifiques qui se sont la plupart du temps développées dans des activités industrielles.

L’expression de «technologies relationnelles», elle, est encore plus récente. Son utilisation croissante est notamment due au succès phénoménal que rencontrent, depuis 2003, les services de réseaux sociaux sur le web.
Plus prosaïquement, les techniques ont ceci de particulier que, contrairement aux technologies, elles s’accompagnent toujours de pratiques, comme quand on dit de quelqu’un qu’il a « la technique » ; ce qui signifie qu’il a le « tour de main » ou le savoir-faire, c’est-à-dire qu’il sait pratiquer.

Si la technique est un savoir-faire qui requiert une pratique, la chose sera beaucoup moins évidente lorsque nous aborderons à proprement parler les technologies relationnelles. J’emploie ici le futur car je voudrais, dans un premier temps, aborder les technologies relationnelles depuis la question des techniques relationnelles, et tout d’abord en redéfinissant le périmètre de ces dernières.

§2. Typologies des pratiques relationnelles

Si aujourd’hui, par «technologies relationnelles» on entend vaguement des techniques de communication, nous souhaiterions préciser plus distinctement la conception que nous nous faisons des techniques relationnelles et des pratiques relationnelles qui leur sont intrinsèquement liées. Or ce périmètre est beaucoup plus vaste que ce que l’on peut penser de prime abord.
S’il y a des pratiques relationnelles, celles-ci doivent d’abord s’entendre comme des activités qui nécessitent une forme d’altérité que souligne le terme «relationnelles». D’une manière générale, il faut être en public, en groupe ou en société pour exercer des pratiques relationnelles. À ce titre, je n’hésite pas présenter la courtoisie, la politesse, ou encore l’hospitalité comme relevant pleinement des pratiques relationnelles. Ce sont des activités qui font l’objet d’un apprentissage (d’une éducation), et qui requièrent l’utilisation de techniques appropriées.

A ces activités qui relèvent du savoir-vivre et plus généralement de l’éthique (je crois que c’est Derrida qui disait que « l’éthique, c’est l’hospitalité »), il faut rajouter les pratiques oratoires développées grâce aux techniques d’animation (de réunions, de discussions, …) jusqu’aux techniques de prise de parole et d’argumentation qui, elles, relèvent de ce que l’on nomme la rhétorique.
La rhétorique et l’éthique relèvent pleinement des techniques relationnelles. Et Aristote, qui enseignait la rhétorique à l’Académie de Platon, est assurément la figure majeure du philosophe des techniques relationnelles.

Les protocoles que respectent les ambassadeurs et les ministères des relations extérieures sont également des techniques relationnelles, au même titre que les rituels et les liturgies religieuses, mais aussi sociales.
Enfin, à un niveau politique, c’est le vivre-ensemble et la civilité qui désignent le champ où s’exercent les techniques relationnelles. Au-delà, c’est le règne des barbares avec leurs mœurs et leurs pratiques incompréhensibles.
Les techniques relationnelles visent à élever l’homme, certains diront à le civiliser. C’est ainsi que, dans le film de Truffaut sur l’enfant sauvage, le professeur commence à s’employer à initier l’enfant aux techniques et aux pratiques relationnelles, conditions même de tout apprentissage ultérieur. Encore aujourd’hui à l’école, on commence à apprendre aux enfants à rester assis avant de pouvoir poursuivre tout enseignement théorique.

§3. Politique de civilisation


On se souvient que, lors de ses voeux à la nation du 31 décembre 2008, le président français avait utilisé l’expression de « politique de civilisation ». Il est d’autre part surprenant que ce soit ce président «bling-bling» qui lâche des «casse-toi pov’con !» qui soit en même temps celui qui vienne nous parler de politique de civilisation], reprenant ainsi un des titres du sociologue Edgar Morin : Pour une politique de civilisation (éd. Arléa, 2002).

Ce dernier avait fait des propositions concrètes aux candidats à la présidentielle, « notamment sur le terrain du rétablissement des solidarités, de la création de maisons de solidarité ou d’un service civil ad hoc » [ Cf dans Le Nouvel Obs, Edgar Morin : "Que connaissent Sarkozy et Guaino de mes thèses ?"]. En se proposant de « régénérer la vie sociale, la vie politique et la vie individuelle », Edgar Morin désignait par là, mais sans l’expliciter pour autant, la nécessité de réactiver les techniques relationnelles en tant que pratiques constitutives de la civilité et de la civilisation.

On pressent bien que c’est un combat contre la barbarie croissante qui se joue à présent, et que celle-ci ne vient pas de l’extérieur mais se trouve au cœur de nos sociétés, agissant tel un poison qui menace le processus d’individuation psychique et collective.

Si donc il nous faut réactiver une politique de civilisation, cela doit passer par les pratiques et les techniques relationnelles.

§4. Techniques de soi & techniques du nous


Ars Industrialis a beaucoup mis en avant l’intérêt et l’enjeu des techniques de soi. Or, les techniques relationnelles répondent aux techniques de soi en tant que « techniques du nous ». La complémentarité des « techniques de soi » et des « techniques du nous » fait écho à la relation transductive à l’œuvre dans l’individuation psychique et collective de Simondon : je ne m’individue grâce aux techniques de soi que parce que je me singularise également dans un nous grâce à des techniques du nous.

Techniques de soi et techniques du nous composent, et le théâtre est haut lieu historique de cette composition. Il n’est pas étonnant que la question du théâtre soit au cœur de l’œuvre de Goethe, notamment dans ses «romans d’éducation», car cette littérature allemande (et je pense également à L’Arrière-saison de Adalbert Stifter, que m’a fait découvrir Caroline Stiegler) montre bien à quel point les techniques de soi ne peuvent se déployer qu’en regard des techniques du nous.

Ces œuvres sont de formidables leçons de courtoisie, d’hospitalité et de savoir-vivre. Si L’Arrière-saison est un chef d’œuvre inégalé aux yeux de Nietzsche, c’est certainement qu’il contient l’esprit d’un nous dans lequel les singularités peuvent s’épanouir. L’expression de roman d’éducation souligne du coup la nécessité conjointe d’apprendre tout autant les techniques de soi que les techniques du nous. Or, quand l’enseignement s’en tient à l’ingurgitation de «connaissances», ce sont les techniques de soi et les techniques du nous passent à la trappe : c’est l’âme même de l’éducation qui fond comme neige au soleil quand ces techniques ne sont pas, ou plus, enseignées.

Foucault lui-même parle des techniques du nous, mais il ne les appelle pas comme çà. Lui, parle de «techniques des autres». Dans Le  Gouvernement de soi et des autres, il avait d’ailleurs l’intention de réunir des textes et des cours qu’il avait fait alternativement sur les techniques de soi puis sur les techniques des autres.

§5. La logique des technologies relationnelles

Outre le sens de technologie compris depuis son horizon scientifico-industriel, il y a une compréhension plus originaire de la technologie comme inscription du symbolique dans la matière, que l’on peut également présenter comme technique de spatialisation d’un flux.

Présentée de la sorte, la distinction entre techniques et technologies n’est plus simplement pensée selon des strates historiques («avant il y avait la technique, aujourd’hui c’est plutôt de la technologie».) Techniques et technologies cohabitent depuis l’invention de l’écriture, si ce n’est depuis les premières peintures préhistoriques.

C’est donc avec raison que Sylvain Auroux parle de la révolution « technologique », et non « technique », de la grammatisation. Ce processus de grammatisation, que l’on reprend ici dans le sens élargi – proposé par Bernard Stiegler- de discrétisation du continu (grammatisation des flux), est une des composantes de la «double hélice» de la technologie dont la deuxième est le devenir algorithmique.
Avec la technologie, le relationnel devient médiatisé, il faudrait même dire hypermédiatisé. Ce n’est plus un relationnel du hic & nunc. La relation, passée à la moulinette de la décomposition puis de la recomposition est ainsi différée dans le temps et l’espace. C’est cette distance spacio-temporelle que ne cesse d’élargir le milieu technologique, grâce aux bras armés de la science, de l’économie et de l’industrie. Mais alors l’enjeu, quel est-il ?

Il s’agit des pratiques.
Quelles pratiques devons-nous développer en cette période hégémonique des technologies relationnelles ? Puisque nous ne sommes plus dans des techniques qui s’accompagnent systématiquement de pratiques, nous voyons émerger quatre cas de figures tendancielles :

  • Peu de développement de pratiques ni d’usages (tendances technophobes et réactionnaires)
  • Peu de développement de pratiques mais beaucoup d’usages (figure dominante du consumérisme, avec des extrêmes comme les Otaku)
  • Beaucoup de développement de pratiques mais peu d’usages (la figure du hacker)
  • Beaucoup de développement de pratiques et d’usages

L’industrie, telle quelle est configurée dans le système consumériste, favorise le développement des usages car ils sont plus «monétisables» et rentables à court terme que des pratiques (cf. la logique du grand emprunt : développement du « machin numérique »). En partie parce qu’il est plus aisé de contrôler des usages que des pratiques. Aussi, l’industrie des technologies relationnelles qui gère les réseaux sociaux en ligne tend à produire des services relationnels qui court-circuitent le développement de pratiques.

Il y a donc une double distinction pour aborder pleinement la question des technologies relationnelles. D’abord la distinction entre technique et technologie, puis l’on déplie cette distinction en :

  • Techniques/Technologies relationnelles, puisque le relationnel est ici le sujet de notre investigation. Notons au passage que cette thématique du relationnel n’est pas anodine : elle doit s’entendre dans un cadre conceptuel plus largue qui prône un réalisme relationnel. À savoir qu’il y a une forme de primauté de la relation sur les termes de celle-ci (ces derniers se constituant et s’individualisant dans, et par, celle-ci).
  • Techniques /Technologies de soi, à ce niveau force est de reconnaître que le champ des technologies de soi n’a pas encore été proprement délimité, l’expression s’effaçant à chaque fois sous la prédominance des «techniques de soi», sauf si le terme a été américanisé, c’est-à-dire là où il n’y a plus que de la technologie [Notons que Laurence Allard utilise l’expression de «Technologies de soi»].  Par ailleurs, on ne peut pas suivre Foucault dans la distinction qu’il fait, ou ne fait pas, entre techniques et technologie : ainsi il présente l’écriture de soi comme une technique de soi, là où nous nous dirions qu’il s’agit plutôt d’une technologie de soi.
  • Techniques/Technologies du nous, champ que développe Foucault via l’expression «technique des autres». Je n’ai pas repris ce terme car la notion d’altérité s’accommode souvent mal du réalisme relationnel et de la transduction.

*

On connaît les problèmes de communication qu’a suscité l’utilisation de la messagerie électronique : cette technologie relationnelle ne portait pas en elle, nécessairement, une bonne pratique relationnelle. On peut ainsi utiliser une multitude de technologies relationnelles comme les blogs, le email, les réseaux sociaux, etc. tout en étant pauvre en techniques et en pratiques relationnelles (cf. les pratiques de « troll » sur les forums de discussion, la nécessité d’avoir des modérateurs, etc). Les initiatives autour de la netiquette sont en ce sens des techniques relationnelles qui sont recommandées dans l’utilisation des technologies relationnelles :

«La nétiquette est une règle informelle, puis une charte qui définit les règles de conduite et de politesse recommandées sur les premiers médias de communication mis à disposition par Internet.

S’il ne fallait retenir qu’une règle : ce que vous ne feriez pas lors d’une conversation réelle face à votre correspondant, ne prenez pas l’Internet comme bouclier pour le faire. À cette notion de courtoisie et de respect de l’autre viennent ensuite se greffer des règles supplémentaires relatives aux spécificités de plusieurs médias

(Wikipedia , 19 avril 2010)

L’anonymat (la confusion des identités) et l’absence de présence physique désajustent les pratiques relationnelles. La relation via des protocoles de connexion en réseau a ainsi été orpheline de politiques relationnelles pour accompagner les changements. Par défaut, on a surtout assisté à une déferlante de postures stigmatisant l’ensemble des technologies relationnelles comme portant avec elles une hégémonie de l’irresponsabilité, de l’incivilité, et la gamme des reproches va bien sûr jusqu’à la piraterie.

Étrangement, ce sont ceux-là même qui ne comprennent pas la nécessité d’une politique des technologies de l’esprit, à savoir ici les technologies relationnelles, qui sont les premiers à se plaindre de ce qui se passe sur le web. Ils ont délaissé toute politique d’éducation relative aux technologies relationnelles et s’étonnent ensuite de n’y voir que de la barbarie.

Le défaut d’une politique des technologies relationnelles laisse le champ libre à un détournement de celles-ci qui court-circuite le développent des techniques relationnelles, laissant se développer une «barbarie technologique».

Mais s’il est certes vrai que les technologies relationnelles peuvent court-circuiter les techniques et les pratiques relationnelles, il n’en reste pas moins que toute personne civilisée est toujours mieux armée pour développer des pratiques relationnelles sur la base des technologies relationnelles. Il faut réarmer les techniques relationnelles, ces technique du nous, si nous ne voulons pas que les technologies relationnelles nous plongent dans le on, à défaut d’un nous.

Il y a une bataille pour le nous à mener qui passe aussi bien par le développement des techniques de soi que des techniques du nous.

Ce sont notamment les technologies relationnelles qu’enseignaient les sophistes en Grèce ancienne, or celles-ci en arrivaient à ne produire aucune pratique relationnelle. Et le Socrate de Platon s’aperçoit bien que les technologies relationnelles, contrairement aux techniques relationnelles, n’engendrent pas nécessairement des pratiques relationnelles. C’est la raison pour laquelle il invitait la jeunesse à des écoles buissonnières de la dialectique.

Billet initialement publié sur le blog de Christian Fauré

Image de une CC Flickr joshfassbind.com

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Apple, un nouveau contrat de civilisation http://owni.fr/2010/02/24/article-choisi-apple-un-nouveau-contrat-de-civilisation/ http://owni.fr/2010/02/24/article-choisi-apple-un-nouveau-contrat-de-civilisation/#comments Wed, 24 Feb 2010 17:07:59 +0000 Emmanuel Torregano (électron libre) http://owni.fr/?p=8986 arton576

Un jour cette expression aura tout d’une lapalissade : « Apple est le microsoft de la culture et de la connaissance ». Et de ce jour Microsoft connaîtra un déclin, inéluctable. Ce jour n’est pas si loin. Nul besoin de se demander dès maintenant s’il faut s’en réjouir, car la domination d’une entreprise est en soi un problème pour le reste du marché, et plus inquiétant encore pour la société tout entière.

Microsoft n’avait finalement été qu’un galop d’essai. Une timide percée du virtuel dans nos vies ; rien de vraiment capital. La société de Redmond n’a finalement contrôlé qu’un marché de la boîte à outil informatique, celle qui permet d’écrire, d’échanger ou de regarder des sites Web. Des éléments essentiels, mais sans signification majeure, ni fondements pour établir une civilisation. L’empire de Microsoft s’appuie sur des bidouilles informatiques érigées en éco-système.

Apple n’appartient pas du tout à cet ordre là. La différence est importante, immense entre les deux sociétés. Steve Jobs, son patron et créateur avec Steve Wozniak, l’a toujours affirmé, il s’agit pour lui de changer le monde, pour en bâtir un nouveau. Cette antienne était celle de ses débuts dans l’euphorie des années 1970 de la Silicon Valley, mais elle reste plus encore d’actualité aujourd’hui, alors que la firme en a enfin les moyens…

Et comme toutes les grandes aventures, Apple a commencé doucement à l’abri des regards pour changer en profondeur les choses. L’histoire a commencé par une décision drastique, prise alors que Steve Jobs revenait aux commandes d’Apple au milieu des années 90. L’ordinateur ne devait plus être un outil, gris, beige, moche pour tout dire, que l’on cantonnait au bureau, pour être enseveli sous le courrier en retard… Steve Jobs a mis le design de ses produits au cœur de son process de conception et de réalisation. L’iMac, premier ordinateur né de cette exigence neuve, a permis de sortir l’ordinateur de son no man’s land de la bureautique.

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Cafetière

L’étape suivante est plus étonnante. Apple n’avait pas prévu que l’iPod allait connaître un tel succès. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, ce petit appareil destiné à écouter de la musique est devenu en quelques mois le meilleur agent de publicité de la marque ; bien que bénéficiant d’une forte notoriété, Apple n’avait jamais réellement vendu en dehors d’un cercle d’initiés. L’iPod fut la révélation pour le grand public qu’autre chose était possible en dehors de la tarentule Windows.

Depuis ce coup d’éclat, Apple s’est pris à rêver de sa toute puissance. Et, plus étonnant, le monde lui a tendu un miroir complaisant. L’iTunes Store a ainsi totalement transformé l’idée que l’on pouvait se faire d’une boutique en ligne. Les Apple Stores en dur ont réussi ce même tour de force. Que dire aussi de l’iPhone, dont la progression des ventes tient du miracle pur et simple en ces temps de crise économique !

Le cas iPhone mérite que l’on s’y attarde. Son succès mondial sous-tend la victoire totale de l’ordinateur sur le reste des objets. Le téléphone mobile n’était pas sexy avant l’iPhone, car sa conception tenait plus de la cafetière… Apple a introduit l’intelligence au cœur de la téléphonie mobile. Oubliant volontairement, au passage, qu’un téléphone était vendu jusque-là pour ses caractéristiques techniques. En se déterminant sur d’autres critères, comme l’interface, le mode opératoire ou bien l’accès à un catalogue d’applications, Apple a changé le paradigme du secteur, et l’a préempté aussitôt. Il n’y a pas de concurrent aujourd’hui. iPhone est dans une catégorie à part. Et cela va durer.

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Gutenberg

L’Ipad agit comme un concentré de tous les atouts du jeu d’Apple : l’interface sans pareille, l’ordinateur au cœur de la vie ordinaire, la simplification d’accès aux univers de la connaissance et du divertissement, tout ça dans une ambiance cool et décontractée. Apple est d’ailleurs la victoire dans le domaine de la technologie de l’âge du « teenager américain », qui a déjà sévi dans d’autres secteurs, comme le cinéma ou la musique.

L’armature est en place donc, les voiles gonflées, mais où va-t-on ainsi ? Apple n’est pas une société inoffensive, comme l’a été Microsoft. L’ogre de Redmond n’a été qu’un jouet pour enfants, ou adultes attardés. Cette entreprise n’a aucune envergure, à l’image de son fondateur. Elle a procédé sur son marché naturel avec une stratégie de rouleau compresseur, et s’est peu souciée du destinataire, en clair de satisfaire les clients. Dans sa version grand public Windows n’est pas un produit destiné à être vendu, mais à être adopté par l’utilisateur sans autre alternative. C’est très différent.

Apple doit séduire – et certainement agacer aussi, mais c’est le contrepied du premier. Car la firme de Cupertino va dans les années qui lui reste, celle de son hégémonie, de son climax industriel, avant l’inévitable déclin, déterminer les principes d’un nouvel accès à la culture, à l’information et au divertissement. L’effet sera forcément tellurique. On le comparera avec le recul nécessaire à ce que l’imprimerie de Gutenberg fut à l’aube de la renaissance. Ni plus, ni moins. Et, il serait honnête dès aujourd’hui d’éviter les erreurs sans cesse répétées par le passé d’encenser les grands créateurs, une fois passés de vie à trépas.

> Article initialement publié sur Electronlibre

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Attali n’a pas compris le flux http://owni.fr/2009/12/03/attali-na-pas-compris-le-flux/ http://owni.fr/2009/12/03/attali-na-pas-compris-le-flux/#comments Thu, 03 Dec 2009 20:04:07 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=5913 natmachamaane20046471-450x337

Mon nouveau livre ayant pris une tournure très nomade, j’ai lu L’Homme nomade d’Attali. Les sept premières parties racontent notre histoire du point de vue des nomades. C’est une collection de dates, de noms de tribu, une longue liste de copier-coller de Wikipedia. Un survol sans profondeur qui a le mérite d’éveiller parfois la curiosité, jamais de l’étancher (tout cela sent le travail de quelques nègres).

Attali a repris l’idée d’une Alternative Nomade de Chatwin sans lui apporter aucun crédit. Je suis même pas sûr qu’il l’ait lu. Il liste en passant, avec d’autres, sans s’arrêter, pressé.

Attali part du constat que nous avons été nomades pour l’essentiel de notre histoire jusqu’à la révolution néolithique il y a 10 000 ans. Nous serions à nouveau en train de redevenir nomade. L’état sédentaire n’aurait été qu’un épiphénomène. C’est ni plus ni moins que la thèse que Chatwin a formulée pour la première fois en 1969.

Dans les deux dernières parties, Attali prend enfin la parole et tombe dans son travers habituel : « Il semble aujourd’hui possible de discerner l’avenir le plus lointain sans rien connaître du détail des prochains évènements. » Noter la façon adroite de retomber sur ses pieds pour ne pas être pris en faute flagrante.

J’ai déjà souvent dit combien je trouvais cette rhétorique malhonnête. Jouer à prévoir l’avenir pourquoi pas mais annoncer que c’est une science, c’est insupportable, une façon de berner les imbéciles. En plus ça fait vendre parce que les gens attendent des oracles.

Je suis un popperien. Est scientifique une théorie falsifiable. Les prévisions d’Attali ne le sont pas car il faut attendre l’avenir, toujours situé loin, pour savoir s’il aura raison. Nous ne pouvons nous-mêmes les falsifier et, le jour où ce sera possible, Attali ne sera plus là. Tout le monde s’en fichera. En conséquence, Attali abuse de la technique.

On ne peut prévoir que les évolutions linéaires, celles qui reviennent à prolonger les courbes existantes. Mais face à des bouleversements historiques cette méthode est vaine. Ainsi dans ce livre de 2003 Attali passe à côté de la crise du capitalisme. Il croit que les entreprises dépasseront les États, se déferont d’eux. C’est tout le contraire qui s’est produit avec les banques en 2008 et ça recommencera (est-ce un détail ?).

Attali imagine la fusion des sédentaires et des nomades, il parle de transhumains. Moi je crois que nous basculons déjà dans un état qui intègre et transcende le sédentarisme et le nomadisme. C’est le « transcende » qui est important. Quelle est la nouveauté radicale, celle qui provoque la rupture, celle qui équivaut à la sédentarisation à l’époque néolithique ? Le flux. Le fait que l’information soit en train de devenir liquide.

Attali nous décrit un monde où le flux n’existe pas. Il évoque bien le nomadisme virtuel grâce à Internet mais il ne voit pas que nous avons inventé un nouveau territoire où nous nomadiser, un territoire qui pour nous n’a rien de virtuel. Ce texte est-il virtuel ? Êtes-vous virtuels ?

Pour Attali, l’argent, la foi et la liberté sont les valeurs des nomades. Le sédentaire aurait le sens du long terme et de la nature. N’est-ce pas plutôt le contraire ? La plupart des nomades justement ont souvent attaché beaucoup d’importance à préserver la terre. Attali dit encore que l’éducation, la santé et la protection de l’identité sont le propre du sédentaire. Douteux, contestable, faux.

La liberté vaut pour le nomadisme dans le flux mais l’argent et la foi, je ne vois guère. En même temps, par instant, Attali dit des choses pas absurdes : « […] chacun puisera, pour se construire, une morale personnelle, tout en reconnaissant aux autres le droit d’en faire autant. Sa culture, sa profondeur philosophique, sa morale participeront ainsi à la diversité des éthiques à venir. » Ni plus ni moins que le relativisme prôné par les postmodernes durant les années 1990. Mais pourquoi écrire au futur ?

Attali reste englué dans la démocratie contemporaine comme si elle ne pouvait pas évoluer. Il pense trop à l’Amérique, à la Chine, à l’Islam… comme si à force de lire la presse il ne pensait plus qu’à ce dont parle la presse. À le lire, j’ai l’impression que nous aurions atteint cette fin de l’histoire théorisée par Fukuyama. À force de lister les invasions nomades, Attali croit que c’est de l’extérieur que vient toujours le changement. Il oublie la possibilité de l’insurrection. Je crois ainsi que c’est de l’intérieur que le changement actuel arrive (et je ne parle pas au futur). Les sédentaires se nomadisent. Ils changent de terrain de jeu et de règles de jeu en passant au flux (le flux est-il un détail ?).

» Article initialement publié sur Le Peuple des connecteurs

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