Les vieux cons et les jeunes cons

Quatrième et dernière journée de Pas sage en Seine, le festival des hackers organisé à la Cantine à Paris. Une journée marquée par la conférence de Laurent Chemla qui a éclairé de son expérience de "dinosaure" du Net français l'évolution du réseau. Avec ce triste constat : rien n'a changé. Heureusement, les jeunes cons reprennent le flambeau.

Laurent Chemla et les macarons des internets - For the lulz - (cc) Ophelia Noor

Quatorze heures et des poussières, un homme d’une quarantaine d’années, corps lourd et fatigué entre sur la petite scène de Pas Sage en Seine, festival de hackers polissons organisé depuis jeudi à La Cantine à Paris. Brouhaha, ça papote en sirotant une bouteille de Club-Mate, la boisson préférée des hackers boostée à la caféine, ou un café digestif, voire les deux en même temps, il en faut après trois jours de festival et autant de nuits courtes.  L’intervenant commence à parler, pas très fort, immédiatement, des “chuts” s’élèvent. Notre homme, c’est Laurent Chemla, un nom qui inspire le respect aux petits cons qui peuplent la salle. C’est en “vieux con” qui a connu les Bulletin Board System ou Usenet que Laurent Chemla est venu s’exprimer. Parce qu’un peu de recul, ça peut servir parfois pour analyser la situation.

<petit point historique> À vingt ans et quelques – nous sommes alors au temps du Minitel – Laurent Chemla se fait attraper pour avoir eu l’audace de pirater le serveur de Café Grand-Mère et de s’y être créé une messagerie. Si tant est que l’on puisse pirater quelque chose qui est ouvert.

Hacker la vie (pour la changer)

Hacker la vie (pour la changer)

Pas Sage en Seine se poursuit. Samedi, plusieurs intervenants se sont attaqués à un domaine souvent laissé en jachère : ...

Le législateur, (déjà ?) bête comme choux, essaye en vain de le faire condamner pour “vol d’électricité”, car le piratage informatique est alors inconnu de la loi.

Laquelle se rattrapera dès 1988 avec la loi Godfrain. Et d’autres. Celui qui s’autoproclamera “voleur” co-créera Gandi en 1999 , le premier registrar (loueur de nom de domaine) français. Depuis ses premiers pas sur le réseau, Laurent Chemla défend une certaine vision de l’Internet : celle d’un endroit qui ne doit pas devenir le royaume des marchands du temple mais un outil citoyen. En 1995, il créé ainsi l’Association des Utilisateurs d’Internet (AUI), un peu l’ancêtre de la Quadrature du Net. </end>

Vieux con mais pas triste sire, Laurent Chemla a pris au pied de la lettre une blague que lui a lancée un organisateur : il enfile un tablier de cuisine et sort des boites de macarons IRL qui seront engloutis par le public à la fin. Et durant tout son talk, une vidéo expliquant la recette de la délicate sucrerie défile en guise de slides. Il en faut bien une note d’humour pour faire passer son constat général :

Les combats de 2002 sont encore les mêmes aujourd’hui, c’est un vrai problème.

Hack, code, lulz @Pas Sage en Seine - (cc) Ophelia Noor

Le bilan des progrès est maigre : la cryptographie a cessé d’être considérée comme une arme de guerre, tout le monde peut désormais l’utiliser. Hadopi a eu une utilité : suite à une décision du Conseil constitutionnel, l’accès à Internet est considéré comme un droit fondamental et il faut l’autorisation d’un juge pour le couper. Mais pour le reste :

Aucun combat n’a été gagné, aucun combat n’a été perdu.

Le constat est aussi déprimant que les déclarations de l’ancienne ministre de la Culture Christine Albanel en son temps : Facebook n’a-t-il pas réussi l’exploit de nous voler quatre fois, en attendant la prochaine ?

Heureusement, notre “anarcho-syndicaliste à tendance situationniste” a l’art de distiller des touches d’humour. Comme lorsqu’il envisage de rejoindre le Parti Pirate pour faire bouger les lignes (de code) :

Rejoindre les clowns1 du Parti Pirate ne serait pas une mauvaise idée, même si une partie de leurs propositions sont floues. Hackons la politique. Ce serait hacker les hackers.

Et qui sait : peut-être qu’avec le temps, son souhait que l’Internet soit considéré comme un service public pris en main par l’État se réalisera… En attendant, Laurent Chemla, pour qui “les générations qui ont suivi ont été étonnantes“, se dit ainsi “admiratif” du travail accompli par La Quadrature du Net notamment.

Et au passage, en parlant de hacker les hackers, Jean-Baptiste Descroix-Vernier, le très controversé patron de Rentabiliweb, vice-président du Conseil national du numérique (CNN), un comité Théodule créé par Nicolas Sarkozy, s’est invité sur scène le temps d’une improvisation. Durant quelques minutes, il a répété à quel point il était une personne bien, qui a donné toute sa fortune pour des œuvres de charité. Pour mémoire, il avait voulu organiser une distribution de billets de banque sous la tour Eiffel pour faire parler d’une de ses filiales. Curieusement, son intervention hautement trollesque n’a pas suscité de réactions.

Du temps des dinosaures du web, des gus utopistes comme Chemla pensaient qu’on pourrait se passer des intermédiaires techniques, les tout-puissants fournisseurs d’accès (FAI) : une fois l’infrastructure posée, ne resterait-il pas qu’un peu de maintenance ? La suite a été un peu différente. Mais, mais, des petits Gaulois résistent, à leur échelle, en montant des FAI associatifs, réunis sous la bannière de la Fédération French Data Network (FFDN).

Meatspace

Le cyberespace, les grands principes de l’éthique hacker, c’est bien. Pour autant, les hackers ne délaissent pas le meatspace, celui du matériel, du corps, de la “viande”2. Tout se hacke, on vous l’a dit. Lassé de votre tee-shirt collector Telecomix ? Essayer donc l’upcycling : derrière ce terme un peu bullshit bobo numérique, se cache une pratique bien sympathique : récupérer vos fonds de placard pour en faire des vêtements que vous porterez avec fierté.

Hack tes vêtements ! - (cc) Ophelia Noor

Vers la fin de la journée, une odeur de malt en train de fermenter a flotté dans La Cantine. Car outre le Club-Mate, il était aussi possible de boire de la free beer, de la bière libre, dans tous les sens du terme : sa recette est disponible et pas besoin de débourser pour vider une pinte. Pour être honnête, ce n’est pas celle qui a été brassée en direct qui a été servie : les hackers ont beau être dotés d’une habileté technique certaine, mère Nature ne se laisse pas bidouiller facilement. Bref, fabriquer de la bière est un processus lent, et c’est ainsi depuis la nuit des temps.

La bière locale... - cc Ophelia Noor

Photographies par Ophelia Noor pour Owni

Retrouvez les vidéos des conférences sur le site de la Cantine et le compte-rendu des trois autres journées : Pour un Internet polisson !, Juste fais le. et Hacker la vie (pour la changer)

  1. Allusion au qualificatif méprisant attribué par Benjamin Bayart, le président de FDN, à la formation. []
  2. Voir la vidéo de Okhin à ce sujet. []

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