Statelogs: de la profondeur plus que de la transparence

Le 28 novembre 2010

Par leur caractère diplomatique, les Statelogs marquent un tournant dans la stratégie de publication de WikiLeaks. Nous vous expliquons notre choix de les étudier.

Jusqu’à présent, WikiLeaks avait choisi de concentrer le tir sur la guerre. Dans ses trois dernières publications, Julian Assange, l’incarnation de l’organisation la plus volatile du monde, avait successivement mis au jour une bavure américaine en Irak (la vidéo Collateral Murder), le quotidien sanglant des forces de la coalition en Afghanistan, et les errements militaires des Etats-Unis en Irak. Sans se détourner de sa cible de prédilection – l’administration américaine1 – le site change cette fois-ci son fusil d’épaule: pour la première fois, il s’attaque à la diplomatie, en publiant plus de 250.000 mémos, dont la classification va de “confidentiel” à “secret” (MàJ de 18h50: selon les informations du Spiegel, 53% des documents ne seraient pas soumis à une classification particulière), et dont le pouvoir de nuisance pourrait s’avérer dévastateur (même si le conditionnel reste de mise, comme pour chaque livraison de WikiLeaks).

Une fuite exceptionnelle

Parce qu’elle implique au moins une vingtaine de pays, elle multiplie les ramifications entre les différentes parties, dévoilant les tourments géopolitiques du monde, cette nouvelle fuite est exceptionnelle à plusieurs égards. Comme le titre Der Spiegel, dont la couverture a déjà fuité sur Internet, les “Statelogs” dévoilent “comment l’Amérique voit le monde”. En substance, on y apprend que “Sarkozy est un roi nu, que “Mahmoud Ahmadinejad est le nouveau Hitler”, et qu’Angela Merkel s’est vue surnommée d’un “Teflon”, déclinaison moderne de la “Dame de fer”.

Les esprits chagrins rétorqueront que ces bruits de couloir étaient déjà connus. Ils n’ont pas complètement tort. Mais ces bribes d’information ne représentent qu’une portion congrue de la salve. A ce titre, nous publierons les mémos au compte-goutte sur notre application, afin de pouvoir les étudier et les qualifier au fur et à mesure, avec l’aide de nos collaborateurs (Lesoir.be et Slate.fr) et de tout un chacun.

Sas de décompression

Pour la doxa, la diplomatie, c’est la résolution des problèmes par le dialogue – parfois difficile – et la quête du consensus. C’est le domaine des cols blancs, où la violence ne se manifeste que dans des échanges au cordeau. C’est un métier, et ceux qui le pratiquent savent qu’ils ne doivent pas être gênés aux entournures quand le verbe est un peu trop haut ou que l’attaque ad hominem pointe le bout de son nez.

Contrairement aux appelés du contingent envoyés dans les faubourgs de Bagdad ou de Kandahar, les diplomates sont des professionnels formés à un environnement complexe, et leurs observations sont une composante de la politique menée par les Etats, pas un dommage collatéral. A cela, il faut ajouter un autre fait: si les rapports de situation de l’état-major américain en Irak ou en Afghanistan étaient des notes prises au ras du sol, les Statelogs sont autant d’instantatanés de ce qui se trame en haut lieu. A un éclairage en contre-plongée, Assange a cette fois-ci préféré une porte d’entrée par le haut, au sommet, telle la révélation massive et systématisée d’un off géant.

Par définition, la diplomatie est la trappe d’évacuation de la politique internationale, celle par laquelle les gouvernements expulsent des gaz parfois inodores mais à la structure chimique instable. Elle est tout autant la marge des discours officiels que leur premier piston. Surtout, un mémo diplomatique n’a pas vocation à faire autorité. Déjà, certains s’offusquent de ces révélations, citant Les Mains Sales de Sartre pour rappeler qu’on ne peut “gouverner innocemment”. Personne ne remet en question le caractère cru des échanges diplomatiques, une chasse d’eau qu’il faut pouvoir actionner pour maintenir l’équilibre du monde. Est-ce une raison pour ne pas exposer leur fonctionnement ou questionner leur teneur? Si on n’ouvre pas épisodiquement un sas de décompression, il y a fort à parier que celui-ci finisse pas s’encrasser, et que son air devienne vicié.

Le monde était-il meilleur avant?

Avant même leur mise en ligne, les mémos ont déclenché l’ire d’un bon nombre d’internautes, y compris parmi les soutiens les plus indéfectibles de WikiLeaks, qui semblent se demander: “Le monde ne sera-t-il pas plus dangereux demain?” En 140 signes, parfois un peu plus, certains ont exprimé leur crainte, celle de voir un monde trop transparent, plein de ressentiment, où les tensions entre les Etats seraient exacerbées (“Je sais très bien ce que tu penses de moi, je l’ai lu sur WikiLeaks”). On pourra leur opposer une question à la tournure sensiblement différente: le monde était-il meilleur avant?

Après avoir souligné par deux fois la menace que faisait peser WikiLeaks sur les informateurs afghans et irakiens, l’administration américaine a ressorti ses éléments de langage en accusant Julian Assange de “menacer les vies d’innombrables personnes”. A la vérité, cette nouvelle fuite pourrait effectivement déboucher sur des représailles – à tout hasard – diplomatiques: exfiltration d’ambassadeurs, expulsion de fonctionnaires étrangers, etc.

Plus qu’un travail de transparence, les Statelogs offrent la matière à un formidable travail de profondeur, que nous mènerons tous ensemble dans les prochaines semaines. Indépendamment du degré de granularité (et le ton cru) qu’ils offrent, les mémos nous permettront de travailler sur des temps longs. Et maintenant, explorons.

Retrouvez notre live des Statelogs en français et en anglais

Notre couverture de la dernière semaine de WikiLeaks

Notre couverture des Warlogs afghans (application, liveblogging)

Notre couverture des Warlogs irakiens (application, liveblogging)

Retrouvez tous nos articles étiquettés WikiLeaks en cliquant ici

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Crédits photo:  CC WikiLeaks

  1. Comme l’ont souligné plusieurs observateurs, on est d’ailleurs en droit de s’interroger sur les raisons qui poussent WikiLeaks à ne pas publier d’informations compromettantes sur la Chine, l’Iran ou la Russie []

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